Je est (encore) un autre

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Tijuana, idéation et interprétation de Gabino Rodríguez ; d’après les textes et idées de Martin Caparrós, Andrés Solano, Arnoldo Galvez Suárez et Günter Walraff ; un spectacle de Lagartijas tiradas al sol ; présenté à Espace Libre (Montréal) du 24 au 27 mai 2018.

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Tijuana, c’est l’histoire de Gabino Rodríguez, un artiste mexicain qui désire interroger les conditions de vie de ceux qui travaillent au salaire minimum dans les usines de Tijuana. Donc, Tijuana, c’est l’histoire de Santiago Ramirez, l’alter-ego que l’artiste a inventé pour aller passer 176 jours dans la ville située à la frontière de la Californie et faire des recherches pour son projet de théâtre documentaire. Mais Tijuana, c’est aussi (surtout ?) l’histoire de « Gabino Rodríguez », l’artiste sur scène qui questionne son privilège de pouvoir confondre les deux niveaux de narration (récit fictif et interrogation sur le jeu de l’acteur) pour mieux forcer le spectateur à remettre en doute ce qu’on lui présente comme « réel ». Confus ? C’est normal.

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La pièce est faite de micro-récits – l’arrivée de Rodríguez/Ramirez dans la ville, la recherche d’un logement, la première journée à l’usine, les discussions avec ses logeurs, etc. –, de quelques faits et statistiques sur la ville et sur l’économie mexicaine et d’un extrait d’entrevue (en deux segments) où Rodríguez explique sa démarche. Il le fera à l’aide de trois fois rien (deux chaises, un petit écran pour des projections, une peinture en toile de fond montrant Tijuana et, au loin, San Diego, des briques et des bouteilles de bière pour construire une maquette de la ville), misant sur l’ingéniosité du travail scénique pour recréer les lieux et les situations.

Ceci n’est pas du théâtre documentaire

Le spectacle surprendra ceux qui s’attendent à du théâtre documentaire façon J’aime Hydro. Ici, la fiction ne sert pas à dramatiser le réel, mais plutôt à installer un doute sur la nature même du projet de Rodríguez. En marge du récit et des rencontres que fait Rodríguez/Ramirez dans la ville, plusieurs éléments laissent croire que tout ne s’est pas passé comme on le dit (voire, ne s’est pas passé du tout).

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Il y a ces extraits vidéos qui attestent de la réalité de Tijuana (et donc de la véracité du projet), soi-disant tournés avec une caméra miniature que Rodríguez/Ramirez cachait dans la manche de son manteau… mais qui pourraient tout aussi bien être glanés sur Youtube. Il y aussi ces improbables photographies de Rodríguez/Ramirez, fixant la caméra, prises par on ne sait qui et qui remettent en cause le caractère immersif de la démarche (sans compter que rien ne dit que ces photos sont vraiment prises à Tijuana).

La répétition de quelques séquences (la danse effectuée par Rodríguez/Ramirez de dos pendant l’entrée en salle, reprise à la fin du spectacle ; l’entrevue d’embauche à l’usine, rejouée trois ou quatre fois avec toujours un dénouement différent) porte également à croire que la fiction dépasse la réalité.

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Malheureusement, le discours autour de l’œuvre et de la démarche (tant celui dans le programme que celui donné en entrevue ou dans la rencontre avec le public après la représentation vendredi soir) s’avère plus intéressant que le résultat final. Le jeu de valse-hésitation incessant entre fiction, réalité et responsabilité de l’artiste finit par diluer le propos. La perspective politique clairement revendiquée – Tijuana s’inscrit dans un vaste projet, « Démocratie au Mexique (1965-2015) », qui espère brosser en 32 spectacles un portrait social et politique du pays –, s’estompe également plus le spectacle avance.

Le problème, finalement, c’est peut-être que la démarche de l’artiste en scène, qui inscrit dans la fiction la possibilité du réel (ou, inversement, inscrit la possibilité de la fiction dans une démarche dite « documentaire », donc à priori proche du réel), ne fait que déboucher sur la question la moins intéressante : est-il allé ou non à Tijuana pendant 176 jours ? Toutes les autres interrogations (politiques, sociales, éthiques) semblent inféodées à ce doute que Rodríguez veut installer chez le spectateur ; en fait, ces questions apparaissent nulles et non avenues à cause même de cette incertitude. À quoi bon, par exemple, se questionner sur la posture éthique du créateur qui « utilise » la réalité de pauvres travailleurs pour son capital symbolique et artistique si la situation dépeinte n’a même pas eu lieu?

Plus encore que les gens chez qui il a habité (ou pas), qu’il a « trompé » et dont il s’est servi (ou pas), c’est le public qui est le dindon de la farce (ou pas). Pas certain que le choix de laisser cette question sans réponse soit aussi fécond que ne le croit Rodríguez.

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crédits photos : Festival Escenas do cambio

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