If you see me laughing, it’s only to stop from crying : entretien avec Jacob Wren

25.01.2016

À l’automne 2015, Jacob Wren a passé un mois à Chicoutimi, l’occasion pour ce non-francophone de se couper des distractions de ce monde et de consacrer de longues heures à l’écriture. Il a toutefois, avec beaucoup de gentillesse et de générosité, accepté de m’accorder le temps nécessaire à une discussion suivie d’un entretien. En voici la traduction.

 

Paul Kawczak – Tu es actuellement – du 17 novembre au 18 décembre 2015 – en résidence d’auteur au centre d’art actuel Bang à Chicoutimi. Y mènes-tu un projet en particulier ?

Jacob Wren – J’écris un livre dont le titre de travail est Authenticity is a feeling : My life in PME -ART. C’est un livre au sujet des vingt dernières années que j’ai passées comme directeur artistique de PME-ART, ce groupe bilingue de performances qui se produit tant en galerie que sur scène. Le livre commence par mon arrivée à Montréal, dans un milieu artistique à la fois anglophone et francophone, j’y parle de la façon dont j’ai dû m’adapter à cette réalité, puis j’évoque nos activités, les tournées, en Europe notamment. C’est un livre à mi-chemin entre l’essai philosophique sur notre pratique performative et une autobiographie vulnérable racontant les difficultés de l’entreprise, ce qu’il s’est passé et ce que j’ai appris.

 

P. K. – Tu parles souvent de vulnérabilité à propos de ton travail. Que serait la vulnérabilité pour toi en écriture ?

J. W. – De nombreux livres, selon moi, essaient d’être parfaits. Ils essaient de présenter un auteur qui sait tout, maîtrise tout, et réécrit constamment son livre, jusqu’à ce que tout doute en ait disparu. Ma vie n’est pas du tout comme cela. Ma vie est principalement consacrée au doute. Même si je suis certain de quelque chose, je sais que je peux avoir tort et être certain d’autre chose par la suite. Quand je lis le livre de quelqu’un qui n’admet pas que la vie est difficile ou revendique qu’il sait exactement ce qu’il fait, ça ne me rejoint pas. J’essaie d’écrire d’une façon qui montre mes doutes et mes questionnements. Il est très important d’être à l’écoute de son être et de ses changements. Avec l’expérience, je réalise que l’essentiel de mes décisions est pris de manière émotionnelle et non rationnelle. Je ne suis pas très à l’aise avec mes émotions, et je dois lutter en permanence pour les intégrer dans mon écriture. Les émotions sont aussi importantes que la pensée, et ces deux aspects de nos vies sont très connectés.

 

P. K. Families Are Formed Through Copulation – traduit en 2008 aux Éditions Le Quartanier par La Famille se crée en copulantest un livre particulièrement politique. Toutefois, on y sent cette dimension émotionnelle dont tu parles. Ta pensée politique est-elle avant tout une pensée affective ?

J. W. – J’ai écris La Famille se crée en copulant car les émotions relatives à ma famille sont parmi les plus puissantes que je connaisse. Et même si j’aime penser que j’ai développé ma personne et ma pensée par moi-même, beaucoup de ce que je pense et ressent vient de ma famille, des autres enfants à l’école, ou encore de la télévision. Le monde nous fait plus que nous faisons le monde. Je voulais savoir pourquoi, ayant eu une enfance stable de classe moyenne, des parents affectueux et attentionnés, j’avais toutefois des sentiments extrêmement négatifs envers ma famille. Je voulais découvrir la signification de ces sentiments. Quand il y a eu Occupy Wall Street, j’ai été très frappé par le slogan We are the 99%, je trouvais cela problématique d’une certaine façon, cela mettait ensemble beaucoup de personnes très différentes socialement et économiquement. Mais je me suis souvenu d’une citation que j’avais entendue au sujet de l’activisme politique : «Si toutes les personnes de ta coalition sont d’accord, c’est que ta coalition est trop petite.»

La politique est ainsi faite que des gens qui ne partagent pas forcément les mêmes intérêts se réunissent pour en défendre certains qu’ils ont en commun. C’était ce qu’incarnaient les 99%, désignant l’injustice de nos sociétés. Mais quand est apparu le slogan I can’t breathe du mouvement Black Lives Matter, inspiré des paroles d’Éric Gardner, au moment où il était étranglé, j’ai soudainement pensé que ce slogan me touchait un million de fois plus que We are the 99%, qu’il me frappait de façon viscérale. Il est parfois plus efficace d’organiser un mouvement autour d’émotions que de discours. Bien sûr, cela peut être pour le meilleur ou pour le pire et nous devons penser à l’équilibrer avec d’autres réalités. Mais une politique basée sur l’idée que nous ne prenons que des décisions rationnelle est une politique morte.

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source : http://doctorak-go.blogspot.ca/2015/03/jacob-wren-polyamorous-love-song.html

P. K. – Tu sembles être quelqu’un de très distant, de difficile d’accès. Te considères-tu comme quelqu’un de gentil ?

J. W. – J’accorde beaucoup de valeur à la gentillesse, et je veux être gentil. Mais j’ai également pu me montrer cruel. Je dis souvent que je suis mauvais dans la vie et bon en art, ce qui est à l’opposé de ce en quoi je crois. Pour moi l’art et la vie doivent être intimement joints, et pourtant dans ma vie ils sont séparés. Ma vie est tout entière consacrée à l’art, et je n’y inclus presque rien d’autre. Je dis souvent que je n’ai pas d’amis, c’est-à-dire pas d’amis proches, de relations à long terme. Souvent, des gens qui aiment mon travail veulent me rencontrer et devenir mes amis, et nous devenons amis pendant un certain temps. Ce sont des relations presque pédagogiques, ils apprennent quelque chose de moi, puis nous nous éloignons. Je me montre plutôt gentil au départ, mais à mesure que la relation se poursuit, je me sens aliéné, j’ai beaucoup de difficulté à comprendre les gens, ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin. Peut-être suis-je différent, ou peut-être ai-je juste de la difficulté à cerner les similarités que je partage avec les autres. Je suis tellement entêté, et le plus souvent contre mon intérêt.

 

P. K. – Qu’attends-tu d’un livre ?

J. W. – Dans mes rêves j’attends tout d’un livre, je pense qu’il peut changer le monde. Dans la réalité je n’en attends pratiquement rien. Je suis même surpris que des gens lisent mes livres. Je m’en veux un peu car je pense qu’un auteur doit écrire peu de livres, et j’en ai écrit trop. Si au début ou à la fin d’un livre, je vois que l’auteur en a écrit quarante, je me dis qu’il en a écrit trop, qu’il n’avait certainement pas autant de choses à dire, qu’il aurait dû passer plus de temps sur moins de livres. Écrire est une sorte de thérapie pour moi, je deviens extrêmement déprimé si je n’écris pas, mais je n’aime pas cette idée de l’écriture. Au final, le plus important est de ne rien attendre d’un livre. J’aime cette citation de Borges : «Un auteur qui écrit seulement ce qu’il avait l’intention d’écrire est un auteur bien pauvre.»

 

P. K. – Tes textes mettent souvent en scène des situations absurdes et comiques. Or tu y témoignes également de la recherche d’une certaine rigueur éthique. Peut-on être à la fois éthique et absurde ?

J. W. – L’un des principaux mots que j’utilise est «paradoxe». Je pense que mon travail, comme la vie, est une série de paradoxes. Les choses ne sont pas conséquentes. Si certaines choses ont du sens, de nombreuses autres se contredisent. Elles peuvent être très belles et, peut-être, pour moi, sont-elles parmi les choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Je pense à cette célèbre phrase de blues : «If you see me laughing, it’s only to stop from crying». La vie est parfois incroyablement triste. Voter le bombardement de la Syrie pour que le marché des armes monte, lâcher des bombes, pour combattre le terrorisme, sur des gens qui, à leur tour, risquent de se radicaliser et de devenir des terroristes. Si ça n’était pas si déchirant, ça serait complètement absurde, presque comique. Je pense que ce genre de paradoxes est ce qui fait que la littérature ne se résume pas à une suite de phrases, qu’elle reste vivante.

 

P. K.Tu écrivais récemment sur ton blogue que tu traversais un «mid-career blues». Est-ce le cas pour ta carrière d’auteur ?

J. W. – J’ai posté un tweet à propos de la difficulté de savoir à quel point mon travail est marginal ou non. J’obtiens beaucoup de compliments, donc j’imagine que ça ne va pas trop mal. Mais comparé à des auteurs grand public, je reste totalement dans l’ombre. Polyamorous Love Songs est mon livre ayant obtenu le plus de succès. Ma carrière s’accélère un peu en ce moment, mais j’imagine que c’est temporaire, et qu’elle perdra de la vitesse dans le futur. Je me demande si cela m’importe. Cela me rendrait-il plus heureux d’avoir plus de succès ? Je ne le pense pas. Je veux du succès sans trop savoir pourquoi. C’est certainement mon égo qui veut du succès, et non pas les aspects les plus intéressants de ma personnalité.

Je ne sais jamais combien de livres j’ai écrits. Je pense que Rich and Poor sera le cinquième et je ne veux pas en écrire vingt, donc je ne veux plus en écrire que trois ou quatre. Je pense que je pourrais essayer d’écrire plus lentement. J’avais écrit quatre-vingt pages autobiographiques, je les aimais mais je ne voulais pas qu’elles soient publiées. Je ne pensais pas que cela avait sa place dans une librairie. Puis on m’a demandé une nouvelle, et j’ai décidé de reprendre ces quatre-vingt pages et de les réduire à six pages, parues sous le titre Past, Present, Futur, Etc. Je pense qu’il s’agit des six meilleures pages que j’aie jamais écrites. Je n’avais jamais travaillé comme cela, j’ai pour habitude de publier vingt pages si j’en ai écrit vingt. J’ai pensé que je devrais vraiment essayer d’écrire cinq cents pages et de les ramener à deux cents. Mon travail en serait vraiment meilleur. Mais je ne pense pas avoir la détermination nécessaire pour cela. 

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