Heureuse est la fulgurance des œuvres : Paul Klee à Ottawa

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09.04.2019

Paul Klee. Présentation de la collection Berggruen du Metropolitan Museum of Art au Musée des beaux-arts du Canada du du 16 novembre 2018 au 17 mars 2019.

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L’exposition Paul Klee à Ottawa semble être quelque peu passée sous le radar des critiques, si l’on se fie à la réception somme toute discrète dont elle a fait l’objet. Cela ne saurait trop étonner, car Klee s’inscrit peu ou prou dans les axes muséologiques et les intérêts nord-américains actuels, qui sont pour l’heure moins formels que représentationnels. Par ailleurs, le corpus d’œuvres de l’artiste, qui compte pourtant parmi les plus abondants de l’histoire de l’art – quelques 10 000 œuvres – demeure au final méconnu dans sa globalité. De fait, ceux qui fréquentent l’art et ses discours connaissent souvent Klee de manière métonymique, en premier lieu par le truchement de Walter Benjamin qui fait de l’aquarelle l’Angelus Novus (1920) la figure tutélaire de son texte Sur le concept d’histoire (1940).

La faconde artistique de Klee pose d’emblée un intéressant problème commissarial : par quel bout prendre un artiste qui a autant produit et dont, en l’occurrence, la production se caractérise par une démarche qui l’inscrit tantôt sous les auspices du figuratif, tantôt sous ceux de l’abstraction ? Comme l’indique ici l’intitulé de l’exposition, les 75 œuvres exposées s’arrangeaient de cette question en se plaçant sous l’égide de la collection du galeriste Heinz Berggruen, léguée en 1984 au MET, soit le plus important regroupement de l’œuvre de l’artiste en Amérique du nord.

L’exposition d’une collection est une belle occasion historiographique en ce qu’elle peut nous instruire sur la vie des œuvres à travers l’œil de son collectionneur et, dans ce cas-ci, celui de l’organe de la galerie parisienne auquel le dernier était attaché. Quelques données historiques d’usage permettaient dans cette exposition de s’en faire une idée. Au-delà des présentations générales, l’appareil muséographique était principalement constitué d’une échelle historique rapportant les faits saillants de la vie de l’artiste, de citations de l’artiste apposées au mur et de façon plus originale, d’un réseau de commentaires écrits et audios s’adressant aux enfants, ainsi que d’une salle de jeu thématisé réservé à ces derniers, en toute fin de l’exposition.

Klee : un artiste pour les enfants ? Pourquoi pas, tant son œuvre se laisse, au premier regard, si facilement appréhender et aimer. Mais cette séduction immédiate qu’exercent les traits de la couleur et du dessin, justement, n’est pas pour autant synonyme de simplisme. À vrai dire, cette facilité pragmatique est le visage d’une complexité processuelle, qualité antithétique qui est l’une des singularités le plus patentes du corpus Klee. Il est en effet rare qu’un artiste conjugue de manière aussi éloquente accessibilité esthétique et densité théorique. Nul besoin de recourir aux écrits de l’artiste pour s’en convaincre. Ce sont les œuvres qui la « parlent », pour reprendre une figure de Louis Marin, qui a fait de certaines œuvres de Klee les objets de sa réflexion (« Comment lire un tableau ? », 1960).

En partant de la production d’aquarelles produites lors du voyage en Tunisie de l’artiste en 1914, la collection Berggruen comprend des œuvres allant jusqu’aux dernières années de vie de l’artiste, notamment l’Ange postulant (1939) ou Fille en deuil (1939). L’ensemble était ici ordonné, dans la mesure du possible, selon un ordre chronologique. Chose intéressante, la thématisation entrait parfois en conflit avec la chronologie, puisque l’artiste n’a pas connu de « période », comme Picasso a eu ses périodes bleue et rose. Si Klee s’éloigne du figuratif à partir de la Tunisie, nous avons affaire à un constant va-et-vient entre les deux modalités, abstraction et figuration, tout au long de l’existence de l’artiste. Autrement dit, chez Klee, l’abstraction ne constitue pas une rupture.

Selon un préjugé forgé par le modernisme, il serait aisé de croire que les œuvres de Klee sont pensées dans l’aplat. La vivacité contrastante des couleurs et la présence des quadrillés, lorsque relayées par la reproduction numérique, pourraient en effet nous entraîner de ce côté. Prendre connaissance des œuvres in visu donne à voir en quoi ce calque moderniste du regard, possiblement alimenté à la reproduction des œuvres de Klee, fait fausse route. Dans ce cas précis, l’écran insiste sur la surface en gommant le remarquable effort de stratification de la matière, alors que devant nous, les œuvres sont travaillées dans un volume infime, révélant une multitude de gestes posés en amont : gravure, décalque à l’huile, poudroiement, pose de gesso tangible, montage sur carton et passe-partout intégré dans l’œuvre même. Les images sont portées par la diversité des matériaux et des techniques mobilisées, ce qui va complètement à l’encontre de l’idée de la peinture à l’huile comme médium de la modernité par excellence.

À son tour, la subtilité tactile de ce travail d’entame et de mise en évidence de la matérialité des supports est relayée par la petitesse des formats. Parfois minuscules ou, en tous les cas, aux dimensions modestes, les œuvres nous incitent à nous rapprocher d’elles et dès lors à détailler le processus plastique dont elles portent l’aboutissement. La proximité et le temps pris pour contempler paient : bien souvent, l’œil découvre des détails enfouis, des mots ou des signes quasi-imperceptibles par exemple incrustés en transparence dans la couleur. Autrement, c’est toute la richesse de la « matrice » des œuvres qui prend son épaisseur, au-travers du déchiffrement, voire du dénombrement, de la superposition intriquée des plans compositionnels. C’est dans les œuvres les plus abstraites que l’on peut pleinement réaliser l’exigence qui structure cette recherche artistique. Mettre en lumière la somme des couches que cumule une œuvre rappelle que Klee fut l’un des artistes-phares de la réflexion portant sur les rapports entre la peinture et la linguistique structurale, sous la plume d’Hubert Damisch dans Fenêtre Jaune Cadmium (1984) et de Louis Marin, déjà évoqué.

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  1. Paul Klee, Pathos profond, 1915, aquarelle et gouache sur papier monté sur carton, 23.5 × 29.2 cm, New York, MET, © Berggruen Klee Collection
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  1. Paul Klee, Paysage d’oiseaux, 1925, aquarelle et encre d’imprimerie transférée sur papier monté sur carton, 41.9 × 57.5 cm, New York, MET, © Berggruen Klee Collection

Si les œuvres figuratives, quant à elles, présentent des motifs ludiques finement tracés que d’aucuns comprennent comme la reconduction d’une forme de naïveté voulue, elles sont également l’occasion d’interroger le réseau sémiotique produit par les stratégies d’encadrement : titre apposé au bas de l’image dans la marge de la sous-carte, ainsi que date et numéro de production. Rappelons que Klee a établi de cette façon le catalogue de son propre œuvre, au fur et à mesure de sa constitution, une marque parmi d’autres d’un souci artisanal qui va jusqu’à englober les paramètres de sa conservation. Au-delà de l’intentionnalité que revêt le fait d’intituler les pièces de manière visible et en dehors de la manipulation de sens qui s’ensuit, cette pratique renvoie à une forme de réflexivité d’une œuvre consciente de son devenir. Plutôt que d’être posée a posteriori, l’archive ici s’anticipe, permettant que l’on perçoive chaque manifestation individuelle comme participant d’un projet totalisant, pris dans le mouvement de son amorce.

C’est dans la mesure où Klee apparaît comme un artiste moins naïf que penseur qu’il semble dommage d’avoir, à plus forte tendance, consacré le plus clair de l’effort muséographique à l’usage des enfants. Soulignons que les informations de présentation, plutôt minces, n’offraient pas de véritable prise, en-dehors de l’évidence, sur les raisons pour lesquelles le galeriste Berggruen assembla sa petite part du gigantesque corpus, ni n’expliquent pourquoi il le fît à partir du voyage en Tunisie de l’artiste. Les cartels de l’exposition s’avéraient par ailleurs être plus que décevants, s’attachant trop souvent à souligner un potentiel lien entre la présence d’un motif figuratif, pris dans un contexte abstrait, et une piste d’interprétation quelque peu aléatoire : on nous dit par exemple dans le cas de l’œuvre Rythme rouge-vert et violet-jaune (fig. 3) de 1920 que « les petits sapins se détachant sur une sorte de de fond cubiste évoquent une forêt enchantée. » Un peu comme si on avait justement voulu mettre l’accent sur la réputation de peintre naïf au détriment de la dimension rigoureusement construite de son travail, et l’inscrire à tout prix dans un courant contemporain de l’œuvre qui, pourtant, n’est à ce compte pas forcément pertinent – la sorte de « fond cubiste » qui, du reste, n’en est pas un.

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3. Paul Klee, Rythme rouge-vert et violet-jaune, 1920, huile et encre sur carton, 37.5 x 33.7 cm, New York, MET, © Berggruen Klee Collection

Afin de mieux mettre en valeur l’intérêt que présentait cette exposition – la première tenue au Canada depuis 1979 –, un effort de problématisation supplémentaire aurait permis de se tenir à l’écart des poncifs rendant peu justice à l’amplitude du travail artistique ici montré. Qu’à cela ne tienne, les œuvres de Klee agissent, du fond de leur fulgurance.

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