Funeste désir

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Numain, conception, mise en scène et interprétation : Stéphane Crête ; conseillère marionnettiste : Marcelle Hudon ; oeil extérieur : Didier Lucien ; direction technique, régie et conception d’éclairage : David Poulin ; direction de production : Cynthia Bouchard-Gosselin ; décors, costumes, accessoires : Robin Brazill ; bande sonore : Éric Forget; présenté dans le cadre du Festival Phénomena au théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines du 7 au 12 octobre 2019.

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Avec Numain, Stéphane Crête propose une performance théâtrale sans parole mais au propos profond et complexe. Duo entre un humain et une poupée de silicone, la chair et ce qui l’anime montent la voix au contact contrasté de la matière inerte, dans ce qui est à la fois une danse et une lutte entre la vie et la mort. Création vivante s’inscrivant dans un esprit de laboratoire, Numain possède de multiples facettes, à l’image de son créateur comédien, clown, mime, performeur, ritualiste, auteur, enseignant. Mais au-delà d’une exploration formelle des possibilités de jeu avec une partenaire poupée – une sex doll particulièrement réaliste, faut-il préciser – et des enjeux thématiques d’une telle proposition, un véritable rituel se déploie et s’installe sur scène, entre profane, érotisme, désespoir et sacré.

La performance d’une heure se déroule en trois parties, durant lesquelles différentes expériences de la relation entre l’acteur et la poupée sont mises en scène, du premier contact à l’impossible fusion, en passant par la séduction et la supplication. L’ouverture est lente alors que Crête établit certains codes en ouvrant le coffre de carton de son jouet et en l’assemblant. Puis le spectacle s’incarne de plus en plus en intensité et en rythme, la trame sonore, qui intègre des chansons populaires (Love me de Polnareff par exemple), aidant à susciter l’attention exigée des spectateurs. L’imagination devançant la représentation, on se retrouve de plus en plus à l’affût de la direction qui sera prise lors de la scène suivante, se demandant quel interdit sera traversé et montré. Étonnement, Numain s’avance beaucoup et peu à la fois sur le terrain des tabous, parfois frontal mais surtout subtil, dans un parfait et maîtrisé dosage d’audace. Un autre langage s’installe, celui du corps surtout, et la proposition s’exerce à tendre vers la chorégraphie et la transe, alors que les matières s’entremêlent, mutent et se déforment dans la plasticité de la peau et du silicone. Une véritable émotion parvient finalement à culminer.

Aussi théâtre d’objet et de marionnette, Numain utilise les multiples possibilités offertes par le décor, les accessoires et le mannequin. La grande table dont le dessous est recouvert de poils évoque celle du Docteur Frankenstein ou le linceul ; la prothèse génitale est tour à tour féminine et masculine ; la sex doll est traînée sans tête par un crochet ou déifiée en dominatrice, l’homme devenant l’objet de l’objet de son désir. Dans chaque partie, le performeur cherche à interchanger un moment les rôles, prend les poses, mais aussi les cheveux, les vêtements et jusqu’aux yeux de la poupée, dans une tentative de fusion mais aussi d’empathie : il est tout entier plongé dans un devenir qui donnerait ou redonnerait vie. Car dépassant l’hétérogénéité de la proposition, la trame d’un rituel hétérodoxe s’impose. Une histoire se rejoue tout en réminiscence. Un désir de tendresse se dévoile dans des chuchotements à l’oreille, mais peut-être qu’ainsi sont dits les mots qui n’ont pas pu ou qui n’ont pas su être prononcés à temps.

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L’expérience limite à laquelle Numain touche est celle d’un amour fou et désespéré, qui se butte sans cesse à l’inanimé et sa non-réponse. Avec l’objet, la liberté est prise mais la colère monte également, dans l’impuissance et la solitude générées par un silence intégral. On pense au fétichisme compulsif qui tente de compenser la perte de ce qui a été aimé. On pense aux textes de Georges Bataille, notamment à sa nouvelle Le Mort – ou encore à L’orage de Regine Deforges qui y fait référence, et des pulsions qui y sont exacerbées. Mais encore une fois, la performance de Crête est porteuse d’un érotisme qui est indirectement exploité, même rarement suggéré. Une autre quête dirige aussi la performance vers une conclusion autre que l’anéantissement. Il y a, d’une part, une interrogation sur la condition humaine (intention bien appuyée par la reprise de la célèbre scène shakespearienne du crâne de Yorick), et, de l’autre, une mise en scène d’un deuil, vécu ou existentiel, et de ses différentes étapes.

Prolongation conséquente de la démarche artistique de Stéphane Crête, la performance délaisse ici les aspects farfelus et comiques qu’il insuffle habituellement à ses créations. Il y a dix ans, son premier solo, Esteban, accumulait les personnages délirants. Numain se place presque en opposition avec cette proposition antérieure alors que le créateur y fait briller sa solitude, son corps, se détache peu de lui en apparence, tout en embrassant une neutralité, aidée du silence, sur laquelle une universalité peut se projeter. Loin de la facilité, Numain parvient tout de même à faire marque et transporte les spectateurs qui se laisseront toucher quelque part au plus près de leur propre nudité.

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crédits photos : Philémon Crête

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