Faire jaillir la lumière

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08.06.2022

Qaumma. Création et interprétation : Vinnie Karetak et Laakkuluk Williamson Bathory. Musique : Aqqalu Berthelsen. Lumières : Catherine FP. Conception sonore : Jean Gaudreau. Un spectacle présenté par Vox, centre de l’image contemporaine dans le cadre du Festival TransAmériques.

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Avant le début du spectacle, Vox accueille les spectateur·trice·s dans une première pièce : à l’entrée, un préambule de la représentation ainsi qu’un texte où s’alternent des répliques avec les prénoms des deux artistes nous attendent. Le préambule précise que des sujets sensibles tels que les stéréotypes raciaux, le génocide et les traumatismes historiques seront abordés. De plus, le public doit s’attendre à la destruction de tambours traditionnels. Vox a prévu une zone de repos et des aménagements afin de permettre aux spectateur·trice·s de sortir et d’entrer dans la salle à tout moment. Tout semble avoir été pensé pour rendre sécuritaire cet espace qui promet de donner lieu à une performance cathartique. Comme on peut lire dans le texte : « La frontière est mince entre sécurité et danger. Nous sommes tou·te·s en sécurité jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas. » Cette performance semble ainsi reprendre certains aspects de l’uaajeerneq, la danse du masque groenlandaise pratiquée par Bathory. Dans cette pratique, les enfants apprennent, dans un environnement sécuritaire, à avoir peur, à garder leur sang-froid face à l’inattendu.

Une fois dans la salle de représentation, le public s’installe de façon à encercler la sculpture d’un iceberg de tissu blanc. Les deux créateur·trices et interprètes, Vinnie Karetak et Laakkuluk Williamson Bathory, entrent en scène, pieds nus et habillé·e·s de vêtements blancs aux formes traditionnelles. Les artistes gravitent autour de l’iceberg dans une lenteur délibérée tout en établissant un contact visuel et parfois physique avec les membres du public. La sobriété du décor et des costumes contribue à créer un effet d’intimité, à indiquer que l’on s’apprête à écouter un récit secret.

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Tusaagit – Écoutez

Un jeu d’éclairage se déploie sur les murs, à l’intérieur de l’iceberg et sur les interprètes pour accompagner ce « théâtre sculptural » poétique et métaphorique. Tranquillement, les artistes font monter la tension en évoquant l’artificialité de la vie sous le joug colonial. Iels usent à la fois de paroles et d’une gestuelle aussi drôle que monstrueuse pour aborder la religion et la surveillance des habitant·e·s imposés par l’État.

Qaumma (« lumière » en inuktitut) s’avère être le fil conducteur de la performance. La lumière créée des parallèles entre la flamme que possèdent en elles les femmes inuites qui ont su persévérer et devenir des héroïnes du quotidien pour protéger leurs familles. L’iceberg, quant à lui, prend le rôle de point d’ancrage, de source ou encore de domicile, il sert également, dans la performance, à transmettre et à absorber la lumière pour devenir le centre de l’histoire et parfois même le conteur. Sa structure imposante fait qu’il cache parfois certaines actions se déroulant sur son versant opposé. Encore là, cet effet est volontaire : une analogie avec l’impossibilité de tout voir, tout savoir.

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Qiggiq

Le travail métaphorique de la lumière sert également à créer un contraste avec le point de vue colonial : « Les colonisateurs se voient comme ceux qui apportent la lumière. En réalité, ils ne font que pointer le faisceau de leur lampe de poche sur la noirceur qu’ils ont eux-mêmes créée », entend-on au cours de la pièce. Cette vision contrainte se manifeste par la pénombre qui envahit la salle, à l’exception de cercles bleus projetés sur les murs. Tout ce qui déborde du point de vue des Blanc·he·s est relégué à la noirceur et perçu comme démoniaque. Les performeur·euse·s se transforment dès lors en gardien·ne·s du savoir et, en inuktitut, essaient de se retrouver tandis que l’iceberg les sépare.

Dans un récit improvisé (l’élément le plus puissant de la performance), Vinnie Karetak raconte l’histoire de Qiggiq, sa grand-mère, et du déplacement forcé de sa communauté près de la rivière Hudson par le gouvernement canadien il y a 60 ans. Après avoir entamé un périple de trois jours de marche avec quatre enfants, dont un bébé, pour sauver sa famille du froid et de la famine, Qiggiq est accusée du meurtre de l’une de ses filles, qui a succombé au froid. Même si elle est acquittée, la violence de l’État ayant forcé le déplacement de cette communauté n’est jamais mise en cause dans cette affaire. Vinnie Karetak explique que la performance a pour but d’honorer les femmes de sa famille et toutes les autres qui ont lutté pour la survie des leurs. Son récit possède quelque chose de sacré et certain·e·s spectateur·trice·s, en devenant les témoins de tant de vulnérabilité, pleurent, immobiles dans la salle.

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Une flamme colorée

Garder des secrets, que ce soit pour protéger la famille ou encore pour protéger des savoirs culturels, s’avère central dans Qaumma. Car, raconte-t-on, dans toutes les familles se trouvent des gens qui ont su entretenir, en catimini, des murmures de couleur et de lumière, loin de la portée des colonisateurs et de leur Dieu. Après l’histoire de Qiggiq, les interprètes reviennent ainsi à la poésie pour illustrer comment les Inuits ont su garder des pratiques et des savoirs traditionnels dans l’ombre des colonisateurs et, surtout, de la religion qui leur a été imposée. Sous l’iceberg se cachent une croix et un large tambour : dans un moment cathartique, la première détruit le second, à l’image de l’Église qui a exigé que les Inuits saccagent ces instruments jugés « païens ».

Après une course autour de l’iceberg où les artistes, en pleurs, tentent en vain de réparer le tambour, iels en trouvent d’autres, intacts, et entament des chants sur une musique entraînante. La succession rapide de ces moments est déstabilisante, mais la célébration de la lumière, de la fin de la période obscure est contagieuse : « Le christianisme a perdu ses pouvoirs. La lampe de poche du colonisateur, qui n’éclaire que certains, n’est désormais plus acceptable et nous le savons. »

« Je veux surtout montrer aux gens que nous sommes arrivés jusqu’ici parce que quelqu’un dans notre passé n’a pas voulu abandonner et est resté debout », résume Laakkuluk Williamson Bathory, dont la performance est un hommage envers les ancêtres qui ont survécu aux effets extrêmes de la colonisation. Qaumma célèbre cette volonté de briller et de vivre en mettant de l’avant une culture et des savoirs millénaires trop longtemps gardés dans l’ombre.

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crédits photos : Maryse Boyce, Vinnie Karetak

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