Exercices d’un grand style

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22.02.2021

Body and Soul, Crystal Pite : chorégraphie ; Tommy Pascal : film ; Opéra National de Paris, 2019, 80 minutes. Entretien introductif (13 minutes) avec Crystal Pite et l’équipe créative de Kidd Pivot : Owen Belton : Musique originale ; Éric Beauchesne : Assistant de la chorégraphe ; Nancy Bryant : Costumes ; Jay Gower Taylor : Scénographie; Jermaine Spivey : Assistant de la chorégraphie; et Tom Visser : Lumières. Présenté par Danse Danse en webdiffusion jusqu’au 23 février.

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« La lumière du plafonnier vacille et s’éteint… ». Sur ces mots, en voix off, débute le film dirigé par Tommy Pascal, Body and Soul. C’est le titre, un peu galvaudé, de la chorégraphie qu’a dirigée Crystal Pite à l’Opéra de Paris en 2019. Le film s’avère un moyen épatant d’entendre la chorégraphe et ses collaborateurs à Kidd Pivot. Mais cet outil de renouveau prête surtout sa loupe au spectateur pour lui permettre de voir les interprètes de près.

Dans l’entretien introductif, Pite explicite sa pièce : c’était, à l’origine, une petite séquence inutilisée dans une précédente composition. Elle allait devenir un hommage à l’Opéra, qui fêtait son anniversaire, et serait distinguée au Festival d’Avignon en 2019.

Forte d’une compagnie de création soudée autour d’elle, Pite confie le secret de son dynamisme, ses thèmes de prédilection : le conflit et les liens. Du conflit, dit-elle, elle retient la tension physique qui surgit lors d’un affrontement. Elle s’attache en même temps à unifier les parties divisées : « Je créé avec le désir que les gens se relient. Body and Soul est une suite de duos qui illustrent ces deux points. Ces duos de lutte sont entre deux individus, ou concernent une personne et un groupe, ou deux groupes, ou deux êtres humains. » On croirait l’entendre énoncer un théorème.

Kidd Pivot s’illumine à l’Opéra, grâce au danseur étoile Hugo Marchand, aux danseuses étoiles Leonore Beaulac et Ludmila Pagliero, et à la fameuse troupe dont ils sont assortis : 41 interprètes dont le talent expressif et la maîtrise d’ensemble ne laissent place à aucun détail écorché. Le texte chorégraphique de Pite, qui sert de fond sonore et revient en refrain, offre un contrepoint d’une froideur technique surprenante, intéressante au final.

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À la manière de Queneau

Première partie. Scène 1. Le plafonnier s’allume d’un coup, révélant deux figures dans une petite pièce. « Figure 1 est étendu au sol » ; « Figure 2 fait les cent pas ». Le duo repose sur cette présence duelle. La scène est brève, et le texte clair, énoncé à vive allure, nomme les gestes exécutés précisément. On assiste à la conjonction d’éléments parallèles, le texte et la danse, qui se font compétition et se soutiennent sans que la correspondance rythmique soit brisée.

Scène 2. Le flot des interprètes rejoue la partie dansée par Figure 2. Le rôle de Figure 1 est confié à un autre interprète. Et la première séquence se répète, avec grâce, justesse et vélocité, en cette autre version du duo. L’ambiance est noire, l’éclairage minimal, et les corps sont traités comme une seule chair, une masse volontairement anonyme. « Têtes au sol, aucune des deux ne bouge », entend-t-on. Sans violence, limpide, la scène demeure intelligible, danse pure qui n’exige aucune compréhension particulière. On y admire les artistes pour ce qu’ils sont.

Scène 3. La séquence change de ton. L’éclairage est moins dur, légèrement orangé, plus large au sol. Par une contrainte oulipienne, ce jeu purement formel, fait de répétitions avec variation, introduit un baroquisme opportun. Sans autre fioriture que la voix, le texte sur le corps et le corps de la danse se fondent dans un autre registre, celui de l’émotion. Un couple, partiellement dénudé, humanise, dramatise et poétise la scène devenue poignante. La qualité des gestes a changé, ils sont teintés d’un ralenti subtil, d’une douceur sublime, d’un tremblement touchant. « Droite. Gauche. Droite. Gauche. Droite » : sur ce texte exempt de lyrisme, les corps en dépense d’expressivité communiquent de puissantes impressions.

L’esprit du spectateur reste libre. Pensera-t-il aux ludiques Exercices de style de Raymond Queneau, aux pièces mélancoliques de Jean-Pierre Perreault, aux personnages esseulés de Samuel Beckett ? Quand Figure 2 mime le deuil, et que Figure 1 joue le mort, la musique d’accompagnement s’entend mieux au loin. « La lumière du plafonnier vacille et s’éteint », on est transporté sur un champ de guerre, où il ne reste qu’une inconsolable désolation.

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Un ballet classique renouvelé

La seconde partie du spectacle est empreinte de féminité et de romantisme. Sur les Préludes de Chopin qu’on a parfois arrangés, modernisés par un arrêt sur une phrase mélodique alors répétée, alternent les danses de couple et un somptueux travail de groupe, ondulant grâce au doigté de Pite.

Sur un rythme crescendo, cet acte théâtralisé se clôt par un beau duo masculin. Jusqu’alors, on a retrouvé les glissandi de la chorégraphe, ses vagues merveilleuses, son utilisation des portés, ses duos classiques, pointes exceptées. La danse y est naturelle à l’Opéra, et c’est ce qu’on voit, un classicisme dépouillé, enchanteur, aisé, ravissant de perfection et de grâce. Les couples livrent à profusion le bonheur de danser.

La surprise vient au troisième acte, où la grande scène de l’Opéra est investie par une compagnie en armes. Le ballet devient fantastique : toute la troupe est habillée de costumes noirs, luisants, munie de casques et de dards. On voit alors une horde de guerriers se mouvoir en cohorte, tandis que la camera les saisit avec son objectif grand angle. Ce pur spectacle adolescent, aux rutilements de noir et de cuivre, dus à un monumental fond de scène, utilise les pointes et des glissades pour évoquer l’invasion d’insectes en bataille, sans rapport esthétique avec ce qui a précédé, hormis l’alternance du froid et du chaud.

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Les fragments du texte déjà entendu se fondent davantage à la musique, sans effacer l’effet de divertissement. Le spectateur intègre-t-il bien les distorsions imaginaires de Pite, en plan large, après la douleur du duo intime précédent ? La déclinaison formelle de la chorégraphie reprend le dessus. Le spectacle animé par un animal géant, chevelu et poilu, rejoint alors la pièce Body and Soul de la chanteuse américaine transgenre Teddy Geiger. Pite a voulu surprendre, et la perfection du spectacle, assortie de la partition originale d’Owen Belton, n’y a fait aucun obstacle.

crédits photos: ©Julien-Benhamou

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