Entre deux mondes

08.06.2017

Quatuor pour la fin du Temps, d’après l’œuvre d’Olivier Messiaen ; direction artistique : Alexis Raynault et Hubert Tanguay-Labrosse ; clarinette : Hubert Tanguay-Labrosse ; violon : Julie Triquet ; violoncelle : Valentin Bajou ; piano : Gaspard Tanguay-Labrosse; chorégraphes et interprètes : Karina Champoux, Dave St-Pierre, Frédéric Tavernini et Anne Thériault ; éclairages : Hubert Leduc-Villeneuve ; vidéo : Alex Huot. Une production de BOP | Ballet-Opéra-Pantomine en codiffusion avec le OFFTA et présentée à la salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau les 7 et 8 juin 2017.

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Les lumières sont allumées, sur la scène comme dans la salle. Deux interprètes se rencontrent et tentent maladroitement d’entrer en contact. Il n’y a pas de musique et la tension règne tandis que les portés s’enchaînent. Sans trop savoir pourquoi, on se sent comme des voyeurs espionnant cette scène entre deux partenaires, deux amants potentiels. En termes de voyeurisme et de doutes, ce n’est que le début ; bienvenue dans Quatuor pour la fin du Temps.

Cacophonie désirée

Entrent les quatre musiciens : un pianiste, une violoniste, un violoncelliste et un clarinettiste. Ils interprèteront l’œuvre d’Olivier Messiaen pendant que quatre danseurs occuperont tour à tour la scène. Écrite dans un camp de prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale, la composition de Messiaen sera parfois douce et délicate, d’autres fois puissante et grave, presque cacophonique.

Le duo formé par Frédéric Tavernini et Anne Thériault continue sa danse au ralenti, le quatuor poursuit son morceau pendant que quinze êtres nus envahissent l’espace. Ils déambulent, exhibant tout ce qu’ils sont ; ni personnage, ni acteur de cette histoire, plutôt fantômes ou troupeau qui vagabonde.

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Tel en un rite de passage avant de pouvoir quitter la scène, Tavernini et Thériault se dénudent eux aussi, prêtant leurs corps aux projections d’Alex Huot qui alternent entre squelettes clignotants, flammes et colombes multicolores en plein vol. Le duo quitte la scène et les quinze corps nus s’alignent pour former un support de projection plus vaste, une véritable cour de récréation pour le vidéographe et son travail.

Au cœur de la scène, entre les corps nus, les musiciens et les projections, on remarque une troisième interprète, Karina Champoux, allongée sous le piano, vêtue d’une veste métallisée et d’un pantalon doré. Elle restera immobile jusqu’au dernier tableau. Le quatuor reprend de plus belle et c’est au tour de Dave St-Pierre de faire son entrée en sweatshirt et jupe noire. St-Pierre s’installe, retire son chandail, enfile un crâne plastifié, approche une table en avant de la scène et se glisse à l’intérieur en position fœtale, entre la table et une épaisse couche de plastique qui le recouvre. Il attend le départ du troupeau, prêt à renaître.

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La renaissance

Un néon jaune s’allume sur scène tandis que St-Pierre fœtus se réveille dans son plastique. Prisonnier, recroquevillé, il tente de le déchirer. La violence de ce tableau est accentuée par le bruit de la matière qui crisse sous les membres de St-Pierre. Il réussit à passer un pied au travers, un mollet, puis deux doigts, une main, un avant-bras avant de sortir un puis deux bras, une puis deux jambes. Toujours prisonnier de ces minces ouvertures, une bouche, suivie d’un visage, apparaissent finalement à la surface. Seule sa tête masquée et ses quatre membres dépassent. Tel un papillon qui sortirait de son cocon, St-Pierre se cambre, respire fort et promène la table à travers l’espace scénique. Enfin libre, il renaît.

Uniquement vêtu de sa jupe noire, le chorégraphe et interprète nous transporte avec lui le temps d’un solo rythmé par le violoncelle, sous les lueurs jaune fluo d’un néon pour seul éclairage. Il tourne autour de la table, monte très haut sur ses pointes de pieds, comme pour s’envoler à son tour. Il se soulève enfin à la seule force de ses avant-bras puis s’étend de nouveau sur la table. Dave St-Pierre nous rappelle à l’ordre, il est aussi danseur, pas seulement chorégraphe. Sa place dans le « milieu », il l’a amplement méritée grâce à son talent, sans provocation ni artifices.

Le son est de plus en plus grave, et Karina Champoux endormie se réveille, elle se lève petit à petit tandis que St-Pierre reprend son souffle en écoutant le violoncelle, assis au bord de la table.

À ce moment précis – si on fait abstraction de la danseuse en veste métallisée qui rampe sur scène et du danseur semi-nu au visage plastifié assis sur une table – on pourrait se croire à un « simple » concert de musique classique.

Le quatuor performe sans relâche des pièces qui ralentissent, s’adoucissent, mais ne s’arrêtent jamais. Pendant ce temps, St-Pierre déchire le plastique restant, retire sa jupe, monte nu sur la table et danse. Imitant des mouvements empruntés à un primate, il bombe le torse puis se cambre, tout en force et en finesse. Le temps d’un ultime solo, il s’approprie la table, le quatuor, la scène, l’éclairage, la musique et le public comme si rien ne pouvait l’arrêter dans sa quête. À son tour, il prête finalement son corps aux œuvres d’Alex Huot qui embrase St-Pierre de ses flammes projetées.

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Voyeurisme passif

L’heure est venue pour Karina Champoux d’entamer le quatrième et dernier tableau. La musique se poursuit et l’interprète s’installe en avant-scène où elle déplie lentement une fleur en papier. Le bruit du papier froissé se mêle aux instruments et nous offre un bref instant de sursis pour récupérer du solo de St-Pierre et tenter d’analyser ce que l’on vient de voir.

Quatuor pour la fin du Temps allie habilement musique classique et danse contemporaine. La pièce confronte deux univers et tout ce qu’ils véhiculent en mettant l’accent sur leurs points communs. Tandis que le quatuor est vêtu de manière très classique – robe longue, chemises, pantalons et chaussures –, les interprètes se dénudent un à un. La composition de Messiaen, organisée et linéaire, suit son cours et se marie par moment aux solos et au duo des danseurs. L’un et l’autre nous rappelle le côté « élitiste » de ces univers qui peuvent sembler hors de portée pour le commun des mortels. Musique classique et danse contemporaine peuvent être incomprises et mal reçues par moments et c’est en partie pour cette raison qu’elles s’associent si bien. Le chaos qui règne sur scène fait directement écho au quatuor original formé par Messiaen et au contexte de création de l’œuvre. La nudité des nombreux intervenants nous condamne, en tant que spectateurs, à une position de voyeurs. Une posture « facile » et passive avant tout. Qu’il s’agisse d’un concert de musique classique ou d’un spectacle de danse contemporaine, on peut se contenter d’être là, de regarder, puis de repartir et de reprendre le cours de notre vie. Ici, Champoux, Thériault, Tavernini et St-Pierre tentent de provoquer quelque chose, une discussion ou un dialogue, une intervention quelconque de notre part. Malheureusement, nous resterons assis, silencieux, passifs et voyeurs.

La jeune femme à tête de fleur sera le point final de cette création. Dénudée elle aussi, son corps servant d’écran une fois de plus, la pièce se terminera lorsque toutes les lumières seront éteintes et que Champoux aura quitté la salle. Le temps d’une dernière projection, on voit l’herbe, le ciel, un chemin, des étoiles puis un feu d’artifice sur le corps de la danseuse, comme si la vie – notre vie – défilait une dernière fois devant nos yeux.

La musique est plus lente pour permettre aux acteurs de la pièce de sortir en attendant la fin. Une fin du Temps à l’image d’une apocalypse contemporaine dans laquelle la note finale de la composition persiste jusqu’à ce que tout et tout le monde disparaisse. Musiciens, interprètes, corps nus, projections, lumière, puis finalement, la musique.

Pourtant, une fois le spectacle terminé, on réalise que c’était peut-être à nous d’y mettre un terme. Nous aurions pu nous lever et applaudir plus tôt, ne pas attendre cinq longues minutes que Champoux réussisse à trouver la sortie. Nous aurions pu applaudir pendant que quelqu’un était encore sur scène, profiter et célébrer la fin avant que tout ne s’envole. Résultat : nous applaudissons une scène vide, personne ne remonte pour le rappel, les portes sont ouvertes, les lumières allumées. Nous quitterons la salle Pierre-Mercure avec l’impression d’avoir raté notre seule réplique du spectacle.

crédit photos : Maxim Paré-Fortin et Elias Djemil

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