Éloge de nos conversations

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29.03.2021

 

Lisandre Labrecque-Lebeau, La vie des normes. Sociologie des conversations quotidiennes, Montréal, Nota Bene, 2021, 311 p.

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Les conversations nous manquent ; leur ersatz, par caméra interposée, frustre. Au détour du corridor, on ne voit plus apparaître de visage familier, avec les paroles phatiques d’usage échangées selon une scénographie connue d’avance. C’est sur ce manque que l’ouvrage de sociologie de Lisandre Labreque-Lebeau a été reçu : qu’est-ce qui nous manque exactement, aujourd’hui, alors que ces conversations quotidiennes se font rares ? Cette question, évidemment, La vie des normes ne la pose pas. Son corpus d’analyse prend place en 2012, 2013 puis 2015, aussi bien dire à une autre époque. N’empêche : l’interroger par ce truchement lui donne une force bien actuelle.

La méthodologie

L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat ; sa rigueur scientifique ne fait en ce sens aucun doute – à vrai dire, elle prend toute la place. De fait, comme Marc Augé et Jean-Paul Colleyn l’énonçaient dans L’Anthropologie (2004), la volonté de rupture avec le « subjectivisme » insufflée aux disciplines sociologique et anthropologique a fait en sorte que l’écriture qui en émane « s’effor[ce] à la neutralité, l’impartialité, voire une certaine impersonnalité ». Il n’y a pas ici de voix véritable, mais des constats savants portés par un protocole strict.

La méthodologie va comme suit : rencontrer « 20 personnes (11 femmes et 9 hommes) qui se sont prêtées à l’exercice de porter attention à leurs conversations, avec ou sans prise de notes, pendant une semaine, suivi d’un débriefing visant le récit des conversations à la chercheure. » Puis, analyser le fruit de ces récits à l’aide d’un protocole.

L’expérience paraît riche : nous avons alors une fenêtre sur le quotidien, que l’enquête sociologique saura faire parler. Évidemment, le voyeurisme n’a pas ici sa place : nous ne sommes pas dans le « récit de cas » que proposent les chercheurs en psychologie ou les psychanalystes, mais bien dans l’analyse « large » et impersonnelle de la sociologie. Le corpus conversationnel lui-même, où on gomme l’identité des sujets, paraît de la première banalité : le quotidien qui pétrit les échanges rapportés s’avère à la fois comique et fascinant. On se dit qu’il faut un outillage conceptuel bien adapté pour tirer de ces conversations quelque signification générale. Le postulat de base, en guise d’hypothèse, est le suivant : « La conversation performe et actualise notre univers normatif ».

La manière

L’analyse de Labrecque-Lebeau se développe en trois parties : elle présente les sujets abordés (les univers), les manières d’en discuter (les corridors) et le croisement normatif issu de ces deux rencontres. Les démonstrations sont pour le moins rigides, coincées dans un jargon technique qui ne s’efforce pas vraiment de s’ouvrir au commun des lecteurs (là n’est pas le public cible). Des extraits de conversations sont invoqués – et souvent répétés, repris pour être observés sous un nouvel angle – à chaque page, pour établir un trait des conversations quotidiennes.

Il ne fait pas de doute qu’en bout de piste, les conversations ont démontré leur caractère normatif. La dernière partie s’avère en ce sens éclairante, appuyée sur des extraits mieux contextualisés et plus développés ; on a moins à croire sur parole l’autrice et son protocole d’analyse, et on peut plus efficacement adhérer à la preuve, plus facile à saisir. Elle montre par exemple comment agissent diverses formes de consensus dans les conversations – circulatoire, boussole, cartographique, phare –, formes desquelles on peut conclure à une forte normativité, mais qui sont aussi des structures capables de produire des singularités. « La normativité, écrit Labrecque-Lebeau, se joue aujourd’hui sur le terrain de la singularisation des individualités, des expériences et des situations. »

La réponse

Il est embêtant de demander à un livre de répondre à une question qu’il ne se pose pas. Pourtant, il reste un sentiment vif, à la fin de la lecture de cet ouvrage savant : la conversation quotidienne, aussi platement quotidienne soit-elle, occupe un rôle social de premier plan. Il existe une expression commune, utilisée par nos aînés surtout, qui consiste à dire qu’on « fait son social » en conversant avec autrui : faire son social, cela signifie effectivement se construire comme sujet social au contact d’une normativité. C’est un geste fort et déterminant d’intégration (de la norme) et de singularisation (en regard de celle-ci).

Bien sûr, les conséquences de la pandémie et de la rareté de ces échanges sont avant tout psychologiques ; mais dans la sphère sociale, c’est toute la « régulation implicite de nos comportements » produite par le dialogue qui se trouve entravée. La solitude est aussi, peut-on inférer de cet ouvrage, un sentiment de décrochage d’une norme : sans le corridor narratif offert par la conversation quotidienne, par exemple, comment se souvenir et organiser ses gestes et son être ? Comment même s’inscrire dans sa propre mémoire ? La vie des normes sait nous convaincre de ce que nous savons déjà depuis notre expérience de la distanciation sociale : les papotages dérisoires sont d’une absolue nécessité sociale.

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