Édouard Lock chorégraphe : un écrivain singulier

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14.04.2022

Trick Cell Play. Chorégraphie et lumières : Édouard Lock; composition : Gavin Bryars. Costumes : Ulrika Van Gelder; interprètes : Ammanda Rosa, Ana Roberta Teixeira, André Grippi, Carolina Pegurelli, Cecília Valadares, Daniel Reca, Geivison Moreira, Hiago Castro, Luan Barcelos, Luiza Yuk, Mateus Rocha, Poliana Souza, Vinícius Vieira, Yoshi Suzuki. Présenté par Danse Danse à la Place des arts, du 6 au 9 avril 2022. Durée 54 min.

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À la verticalité ou au sol, les tableaux éphémères de Trick Cell Play exposent sous nos yeux une palette de noirs et de chairs nues. En pleine possession de sa créativité, le chorégraphe décline chaque cellule (« Cell ») de son organisme vivant dans des ronds de lumière, enchâssant par ses anneaux lumineux de photographe les interprètes un par un, en duo, en trio, en sextuor. Des passages au noir, en silence, ponctuent sa phrase dansante au long cours. En conduisant notre regard, Édouard Lock orchestre son invention sophistiquée d’une main rigoureuse. Au public de se laisser porter. 

Hautement visuelle par son architecture, la chorégraphie commence par une suite de tableaux silencieux, images de rêve entrevues sous l’effet d’un flash photographique. Danseurs et danseuses y sont immobiles, telles des installations dans un musée, ce qui place d’emblée cette ample composition de mouvements ultra rapides et précis sous la menace de ce qui l’immobilise, tel le calme avant la tempête et la perspective du naufrage.

Les danseuses du premier duo féminin sont aussi parfaites et irréelles que des avatars. Mais il arrive que l’une, doublant l’autre par l’arrière, grimace à son toucher, détruisant subtilement l’image d’un couple jusqu’alors harmonieux. Lock introduit ainsi l’imperfection dans sa modernité jazzée, ses rixes sans touchers, ses toupies emballées et ses joutes nombreuses. On remarquera que, tout au long de la pièce, les visages ne se dévoilent que lorsque la lumière d’en-haut les touche, dans une adresse à l’au-delà demeurant sans réponse.

Mutations

Ce grand poème abstrait et urbain, comme la musique originale et néoclassique de Gavin Bryars, prend position sur notre époque. Avec des tours foudroyants, les jambes, les mains font une offrande passionnée à la danse, à divers styles refondus. Dans une forêt de rayons aux halos blancs, Lock réinvente une fougueuse samba, une danse de Carmen, un tango porté sur les arias revisités de Haendel, Puccini et Bizet.

Mélange d’ombres et peaux, cette fresque dansante possède une unité paradoxale, à la façon cubiste de Picasso. Ce qui apparait et disparait (« Trick » ou jeu de dupes) redouble la structure virtuose (« Play »), particulièrement fulgurante au début et à la fin. Quand le noir de l’espace scénique et le noir des vêtements ne font qu’un, on voit la vie naître et s’effacer, allégorie superbe de la transformation du vivant.

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Lock a créé cette chorégraphie au Brésil en 2019 : son intérêt pour la biologie a éclos juste avant la pandémie. Gommage des corps entiers (« Trick »), résurrection de la chair (« Cell »), jeu de spots sur un fond très noir (« Play »), la pièce offre à voir le morcellement des corps en mouvement, emprisonnés (autre sens, celui-ci carcéral, de « Cell ») dans ces cercles, ces rais et ces ovales, où ils s’associent en molécules et mutations d’organismes vivants.

Des silences ponctuent la pièce et ses phrases chorégraphiques. La danse joue avec l’espace et chaque interprète y décline une énergie propre, comme dans un battle de Street dance. Impossible toutefois de circonscrire la proposition à cette esthétique américaine, tant l’épure de Lock n’a pas quitté le monde du ballet. Tandis le regard du public perçoit l’ensemble, l’œil est redirigé vers le centre, où la complexité dansée jouxte de simples bulles de présence et de repos sur les côtés.

Par leurs multiples jeux de mains, les couples semblent converser, se disputer, discuter, se chamailler (« Cell » comme dans téléphone cellulaire?).  Comme dans « Les fausses confidences » de Marivaux, l’amour du jeu et le jeu de l’amour font tout l’art de la proposition. Les relations véritables et la jeunesse éternelle du mouvement sont au coeur de cette dynamique, qui dévoile ainsi sa vérité profonde et sa grâce capricieuse.

Trous noirs

Il y a beaucoup de beauté chez Lock, mais aussi de mystère. Les interprètes égrènent leurs gestes en rivalisant avec les notes du piano. Ce sont des victoires sur soi-même, ces poings fermés, ces coups de pieds, ces éclairages qui mettent l’accent sur l’un quand les autres virevoltent ou s’estompent dans la pénombre.

Le contrepoint théâtral, qui consiste à soutenir l’action centrale par des personnages secondaires, se lit aussi comme une partition pour instruments accordés. Qu’on y voie des danses argentine, andalouse, orientale ou classique, les allusions sont légères, et la joie de danser nourrit le mystère du mouvement orchestré, car la vie se décompose comme elle est née.

Au premier tiers de la pièce, une danseuse jette des éclairs comme des mauvais sorts sur ses immortels partenaires. Quel que soit leur nombre sur scène, baignant dans une lumière froide ou chaude, ces hommes puissants ou féminins, ces femmes élégantes ou sans genre, ces têtes noires au teint basané, ces chevelures crépues ou virevoltantes signent des mises à mort symboliques, des effondrements et des résurrections.

L’élégie est pure, à la fois idéale et postmoderne. Certains instants lyriques jouxtent avec des tableaux de naufrage collectif à la Géricault. Le mariage des rythmes et des styles rappelle que la danse est un art de la séduction et du partenariat. Seul le jeu (« Play ») permet que, dans ces mouvements électriques, se dessine l’envers de la réalité. Leurre libérateur d’une vérité, le paradoxe scénique lève le voile sur la nature qui nous mène par le bout du nez. La compagnie de Sao Paulo a absorbé les singularités de Lock sans vedettariat : aux egos, l’ombre, et au groupe, la solidarité.

crédits photos : Arthur Wolkovier

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