Dragon polyphonique

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15.03.2018

Clair de femme. Texte, voix et mise en scène de Flavie Dufour. Présenté au Lantiss (Québec) dans le cadre de l’ouverture du Festival de théâtre de l’Université Laval le 13 mars 2018.

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Flavie Dufour est une voix, une voix dans un corps de femme, une voix de parole, de souffles et de cycles. Cette diplômée en chant classique et jazz a fait une équipée dans le monde du slam à Sherbrooke —d’abord en remportant le titre de championne régionale puis en tant qu’animatrice —avant de retentir à Québec, il y a quelques années, munie d’un projet de récital qu’elle a pu développer notamment grâce au programme Première Ovation pour la relève. La relève, elle n’en fait plus partie désormais, non seulement parce qu’elle a passé l’âge fatidique de 35 ans, mais surtout parce qu’elle témoigne d’un professionnalisme sensationnel.

Une princesse à bicyclette

Spectacle de chansons ou de marionnettes, conte intimiste, performance de poésie lyrique : Clair de femme commence par un Il était une fois aussitôt suivi d’un autre. Parmi les quelques accessoires qui accompagnent Dufour sur scène, la machine à loop est centrale. Tout au cours de la performance, l’artiste y reviendra pour lancer des rythmiques vocales ou des bourdons sur lesquels se déposeront histoires et chansons. Il était une fois donc, il était une fois : la voix prend vite le ton de la confidence et, même si elle s’installe parmi des marionnettes et un théâtre d’ombre, c’est bien de l’intérieur qu’elle se déploie. Il était une fois une princesse, et comme toutes les fois, une princesse enfermée en haut d’une tour. Par son chant et ses tours sonores, Flavie Dufour présente un chevalier sans armure, à bicyclette, criant à la princesse d’emprunter l’escalier pour descendre. L’histoire, toute jolie, pourrait se comparer à une comptine si ce n’était du dragon qu’elle contient : la flamme sans écaille de la voix. Et elle pourrait être banale si ce n’était qu’après avoir appris à se connaître, la princesse et le chevalier errant demeurent amis, sans plus ; elle, lui empruntant sa bicyclette pour aller battre la campagne à son tour; lui empruntant sa jupe et demeurant au château pour y découvrir sa part de féminin. À ce théâtre d’ombre, qui constitue l’inconscient du spectacle selon l’aveu de l’artiste, s’ajoute une narration autour de trois marionnettes à main qu’elle nous présente sans tout à fait les animer. C’est son corps à elle, celui de la performeuse, qui s’anime autour des marionnettes, et ce jusqu’à mimer une scène torride d’amour, en préambule à une chanson d’horreur servie par une voix d’ange où l’Amante religieuse regrette de finir seule son repas.

Femmes avec voix

C’est sans doute en vain qu’on dirait de cette voix, la voix de Flavie Dufour, qu’elle a un peu de Kim Yarochevskaya, de Cora Vocaire et de Camille : à vrai dire, elle n’emprunte à personne et est bien à elle. Si authentique que, lorsqu’elle nous est donnée à entendre, elle comble l’oreille, nous fait sentir privilégiés de bénéficier d’une telle générosité. Attendrissantes à en faire pleurer, rares sont les voix dont le registre est si ouvert, au-delà des octaves, entre douceur et force d’existence, investies d’une qualité vive d’intelligence sensible qu’on reconnaît par exemple chez Chloé Sainte-Marie ou Anne Sylvestre.

Au niveau formel, pour nommer le style unique de Flavie (sans bouder le lexique anglophone) : plutôt que de parler de slam ou de chanson lyrique, on aurait tendance à renouer avec le terme de spoken word ou, mieux, avec celui de rythm and poetry (R.A.P) dans son sens littéral. On pourrait supposer que sa proposition correspond moins à un monologue qu’à l’idée d’un stand up, dépassant l’ordre du discours et engageant le corps entier pour s’installer dans une posture pleine, qui devient à la fois prise de position et levée d’attention. À cette forme, le stand up ou plutôt, le One Woman Show, on peut associer d’autres voix féminines québécoises : des grandiloquences de Pol Pelletier (Joie, Océan) aux élucubrations vivifiantes de Nathalie Derome (Le Temps qui court, vingt ans de paroles tenues), en passant par les interdisciplinarités de D. Kimm (La Mariée perpétuelle) ou de la maître de la boucle à pédale Alexis O’hara (Noise School for Feminists). On y voit aussi la franche « candeur non candide » de Sophie Jeukens (La Gueule à la beauté) ou encore, si je peux me permettre, y reconnaître une affinité avec mon propre travail (Voyage Voyage, Les Robes). Il y a là, à vrai dire, un véritable sujet de recherche pour une anthologie en devenir.

Formule magique

On doit y revenir ; la particularité de la proposition de Flavie Dufour, parmi celles énumérées ci-haut, c’est la maturité vocale qui s’y révèle. Jouant de virtuosité mélodique et de contrastes, elle va jusqu’à tirer et étirer des tyroliennes bien senties, ce que Paul Zumthor, la référence première en matière de littérature orale, qualifie de pure oralité. En effet, dans sa conférence La poésie et le corps donnée à Genève, il explique qu’« est ainsi rendu manifeste le fait que l’élan premier de ces quelques phrases constituant le couplet de la chanson aboutisse finalement à un cri, s’évade en direction du cri. De ce point de vue, on pourrait dire, avec évidemment une forte dose de paradoxe, que la parole poétique la plus pure, je dirais presque la plus dérisoirement pure, c’est le yodel [Rires de l’auditoire]. Comprenez que c’est en partie une plaisanterie, mais pas complètement une plaisanterie. Car quel est l’effet du yodel ? Quelle est la raison d’être de cette façon très basse dont il part, dont il monte ? C’est d’occuper, de remplir, de saturer le plus grand espace possible. C’est-à-dire d’établir une communication à travers le vide. […] Il y a là quelque chose ». Si le public de Zumthor s’amusait de ces propos en 1988, c’est avec beaucoup de solennité qu’un autre recevait le chant de Flavie Dufour trente ans plus tard. Complètement assumée, la voix ne peut qu’être convaincante. Celle-là a le don, non seulement, de capter l’écoute de son public, mais possède la capacité de l’engager entièrement, corporellement. On comprend mieux pourquoi elle qualifie sa poésie de « kinesthésique » quand, à la fin du spectacle, elle entraine le public à se toucher, à bouger avec elle, à danser, à fredonner un hymne de hum et de ouf. Flavie Dufour l’envoûtante.

Clair de femme est une œuvre solo. Néanmoins grâce à sa pédale à boucle qui, en répétant la voix, formule des incantations hypnotiques, mais aussi en raison de la participation d’un public métamorphosé en chœur lors de la finale en farandole et des autres voix qu’elle interpelle et avec lesquelles elle entre en diapason : Clair de femme est somme toute une œuvre solo polyphonique.

 

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