Difficile à croire

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05.10.2020

That moment – Le pays des cons. Texte : Nicoleta Esinencu ; Traduction : Alexandra Lazarescou ; Mise en scène : Luce Pelletier ; Production : Théâtre de l’Opsis. Chorégraphie : Sylvain Émard ; Scénographie : Olivier Landreville ; Costumes : Caroline Poirier ; Éclairages : Erwann Bernard ; Conception sonore : Martin Tétreault ; Maquillages : Sylvie Rolland-Provost ; Direction de production et direction technique : Mélissa Perron. Avec Christophe Baril, Sylvie De Morais-Nogueira, Caroline Lavigne, Daniel Parent et Léonie St-Onge.

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C’était le 29 septembre, première représentation devant public au théâtre Denise-Pelletier depuis le confinement de mars ; parmi les dernières à avoir lieu avant « les 28 jours », cette parenthèse confinatoire qui se donne des airs danny boyliennes. C’est dire que l’émotion précédait et accompagnait la pièce, le public se sentait privilégié, le moment devenait précieux.

Méandres

La pièce, d’après un texte de Nicoleta Esinencu, est présentée, non sans racolage, comme une histoire de bougons québécois. Le parallèle ne tient toutefois pas la route : dans ce monologue de 50 minutes, racontant toutes les exactions petites et grandes d’un.e moldave depuis les grandeurs et misères de l’Union Soviétique jusqu’aux horreurs du capitalisme tardif, les anecdotes vont beaucoup plus loin dans la cruauté, dans le burlesque, dans l’exagération que la petite comédie québécoise. L’humour, ici comme chez les bougons, permet quand même de faire avaler les pointes d’horreur que le récit porte – cette histoire de doigt coupé à l’enfant pour avoir volé son père, celle de tympans percés à ne pas savoir déloger ses oreillettes de tricheur du tube auditif. Le racisme banal, aussi, émaille tout en ironie les méandres de la narration ; on rit volontiers plutôt que de s’en choquer.

Les théâtres rivalisent d’inventivité pour respecter la distanciation sans pourtant tuer l’impulsion. La mise en scène de Luce Pelletier relève admirablement le défi : cinq individus, sur des chaises à bonne distance, relancent un monologue, le monologue d’un seul personnage qu’ils et elles se partagent, comme autant de facettes d’une même voix. Le dynamisme agit alors à plein, d’autant que les répliques, tressées d’anaphores – « That perfect moment/That terrific moment/That glee moment » ouvrent autant d’anecdotes, « Quand tu veux » ponctue une énumération de désirs consuméristes, désirs de pouvoir, désir de richesses – participent à créer un rythme quasi-musical. La pièce, très vite, prend les allures d’une chorégraphie, reportant le discours monologué, souvent grossier, en arrière-plan. Le jeu des comédiens est presque impeccable, la pièce roule et nous emporte.

Arrière-plan

Ce qui agace dans le monologue, c’est peut-être son côté faussement dénonciateur. Racontant la vie d’un.e individu.e au sein d’une famille capable d’exploiter toutes les mailles du filet social, le récit met l’accent sur la tricherie scolaire, sur l’argent à verser aux enseignantes pour encourager leur empathie, aux médecins pour encourager leurs bons traitements ; on insiste sur la filouterie avec le programme d’aide au logement (que reçoit même le père, décédé plus tôt !), devant le plan d’intégration des communautés tziganes à l’université (le personnage déclare être rom pour étudier sans frais ni examens, laissant tomber : « pourquoi ils devraient prendre nos places à nous ? »), dans la vie professionnelle et, de là, pourquoi pas, avec le système de justice que le personnage manipule à sa guise, tuant par accident, accusant et condamnant pour se protéger…

Le monologue enfle en violence, et amène ainsi le spectateur à décrocher : le burlesque rend le tout risible, la situation dénonçable devient comique, et la salle rit, parce qu’en effet, les misères moldaves, ces histoires de règles compliquées pour se rendre à la plage d’Odessa, ces histoires de deux tonnes de patates pour acheter des blues jeans, ces parents qui meurent inopinément mais au bon moment et dans les bonnes circonstances pour en tirer le plus grand profit, c’est plutôt drôle, enfin, il faut aimer ce genre d’hyperbole. Mais y croire, s’en offusquer ?

En arrière-plan sur la scène, on voit un édifice d’appartement, manière Europe de l’Est. Mais cet édifice, accroché à des cordes qui semblent peiner à retenir la structure, cache un immense drapeau américain. La ligne narrative paraît claire : si les règles et obligations de l’URSS n’étaient pas joyeuses, le capitalisme désinhibé ne laisse aucun espoir pour la suite du monde.

Le 29 septembre, c’était aussi la date du premier débat « présidentiel » opposant Donald Trump à Joe Biden. Ça aussi, c’était dur à croire, même si on se dit qu’on a tout vu. Le personnage de That moment, rêvant au pays des cons – suivez mon regard –, peut tout s’acheter, les meilleures positions, le pouvoir, les privilèges multiples. « Les jeans élimés : c’est ça, la perestroïka », lance-t-on au début de la pièce. Comme l’impression que le monde de la consommation, cette vague relativiste, peut tout emporter sur son passage.

crédits photos: Hugo B. Lefort.

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