D’ici et d’ailleurs

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Tous des oiseaux, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad ; avec Jalal Altwail, Jérémie Galiana, Nelly Lawson, Victor de Oliveira, Leora Rivlin, Judith Rosmair, Darya Sheizaf, Rafael Tabor et Raphael Weinstock ; une création de La Colline – théâtre national ; présenté au Théâtre Jean-Duceppe du 22 au 27 mai 2019.

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On n’avait pas vu Wajdi Mouawad à Montréal depuis 2015, à la présentation de Sœurs, probablement parce qu’il est encore échaudé par « l’affaire Cantat » (ses entrevues à la presse, depuis, sont excessivement rares), mais aussi parce qu’il dirige, depuis 2016, le théâtre national La Colline à Paris. Il y a donc une certaine étrangeté à voir « Wajdi » – comme on l’appelle encore tant la familiarité est grande – revenir au FTA à la façon d’un artiste international pour présenter Tous des oiseaux, dont la création remonte déjà à 2017. Spectacle d’ouverture de cette édition 2019 du festival, Tous des oiseaux joue aussi le rôle du grand spectacle international de cette année.

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Étrangeté, aussi, parce que pour la première fois Mouawad crée un spectacle sans un seul mot de français. Ainsi, le texte (écrit en français et traduit avec le soutien des acteurs) est joué dans la langue d’origine des différents interprètes (arabe, allemand, anglais et hébreu) et présenté avec des surtitres français.

Familiarité, néanmoins, parce que si Mouawad revient au FTA pour la première fois depuis 2010, c’est pour présenter une grande fresque identitaire qui n’est pas sans évoquer le souvenir de sa tétralogie Le sang des promesses, dont la présentation successive des trois premières pièces (Littoral, Incendies et Forêts) au courant de la même journée reste un événement marquant de l’histoire du festival.

Un peu comme dans Forêts, qui prenait des événements historiques précis comme balises, Tous des oiseaux s’érige sur un enjeu socio-politique majeur, mais cette fois complètement contemporain plutôt qu’ancré dans le passé : le conflit israélo-palestinien. Au centre de l’œuvre se trouvent Eitan, un juif allemand chercheur en génétique, et Wahida, une new-yorkaise d’origine palestinienne et doctorante en histoire, qui se rencontrent dans une bibliothèque de New York. Autour d’eux gravitent la famille d’Eitan et Hasan ibn Muhammad al-Wazzan (ou Léon l’Africain, nom sous lequel il sera connu en occident au XVIe siècle), personnage historique réel sur lequel travaille Wahida, et dont l’histoire personnelle sert de contrepoint à celle des protagonistes : diplomate, il est capturé au retour d’un voyage à La Mecque, livré au pape Léon X et converti au christianisme en échange de sa libération. Son identité double est-elle assumée et réelle ou s’agit-il d’une stratégie de dissimulation, voire de survie ?

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L’amour impossible entre Eitan et Wahida, pour la famille du jeune homme, un enjeu majeur : s’ils se marient et qu’ils ont des enfants, l’identité juive d’Eitan disparaît, puisqu’elle se transmet par le lien matrilinéaire. Pour ses parents, l’union potentielle représente une coupure, une contribution à la disparition du peuple juif. Mouawad retourne à des thèmes qui l’ont longtemps travaillé et qui étaient déjà au cœur du Sang des promesses, à commencer par ceux de l’identité et de la quête des origines. Même goût, également, pour l’opposition entre des êtres cartésiens et d’autres plus idéalistes, même fascination pour les coïncidences qui font « ressentir la sensation initiale du lien », même sentiment d’être perdu dans un monde dont le sens nous échappe, comme l’exprime le grand-père d’Eitan : « Tout est déréglé et personne ne peut plus rien prévoir. » À ces enjeux s’ajoutent des questions, encore là familières : de quoi et de qui hérite-t-on ? Les affects peuvent-ils se transmettre ? Quel est le poids des lois anciennes, transmises de génération en génération, dans notre quotidien ?

Scéniquement, on retrouve la marque Mouawad : jeu excessif (auquel il faut doublement s’habituer, au vu des surtitres, mais que l’ensemble de la distribution défend admirablement bien), émotions débordantes, inventivité en ce qui concerne l’utilisation du plateau (une table et six chaises constituent l’essentiel du décor), aisance impressionnante à mélanger les espaces et les temporalités sur la scène. Finies, par contre, les expérimentations avec la peinture, au profit de projections de dessins, qui posent les décors sur un mur noir amovible (ce qui évoque à la fois l’aspect ludique des premières mises en scène de Mouawad et son travail sur Sœurs).

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Mais au-delà de la continuité thématique et scénique, on ne devrait pas se surprendre que cette interrogation sur l’identité émerge chez Mouawad : lui-même traversé par ses origines libanaises, son éducation en France et au Québec et appartenant à la fois à la culture des deux côtés de l’Atlantique, il incarne la mouvance de l’identité, toujours à redéfinir en vertu des expériences et des découvertes sur notre héritage. (La présentation du spectacle par le FTA, j’y reviens, soulève de bonnes questions : longtemps considéré comme un créateur québécois, Mouawad a-t-il encore ce statut ? Est-il devenu « étranger » du seul fait d’avoir déplacé ses lieux de création en Europe ?)

Vérité et identité

S’il ne se réinvente pas complètement d’un point de vue thématique, l’auteur et metteur en scène surprend par deux choix. D’une part, l’intrigue de la pièce n’est pas entièrement au service de la résolution d’un mystère (ici : qu’a de particulier l’origine de David, le père d’Eitan ?), dont le spectateur connaîtra (ou devinera) rapidement la réponse, en partie parce que l’histoire est plus (volontairement ?) cousue de fil blanc. L’intérêt ne réside alors plus dans le choc de la révélation, mais se trouve bien dans les enjeux sous-jacents de cette révélation.

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D’autre part, contrairement à des pièces phares comme Littoral ou Incendies, il n’y a pas, dans Tous des oiseaux, de consolation finale pour les protagonistes. Au mieux, peut-être un espoir, probablement parce que le conflit politique au cœur de l’histoire est encore d’actualité. Mais la pièce offre aussi un regard différent sur la vérité, considérée comme un absolu dans les pièces précédentes de Mouawad, mais ici approchée avec plus de circonspection : il n’y a pas une seule vérité absolue (la « vérité » d’Eitan n’est pas celle de son père, et vice-versa) et, comme le dit la grand-mère d’Eitan, « c’est la vitesse à laquelle on apprend la vérité qui tue, pas la vérité elle-même ». Jouée par la grandiose Leora Rivlin, cette dernière, par ailleurs, est un des plus beaux personnages écrits par Mouawad, à la fois sublime de méchanceté mordante et de tendresse refoulée.

La réflexion identitaire que propose Mouawad touche à des zones troubles, sensibles, qui déchaînent les passions dans l’imaginaire collectif. Habilement, l’auteur retourne sur elle-même l’idée d’identité multiple : si les identités nationales, culturelles ou religieuses ne sont pas immuables, elles peuvent aussi ressurgir au moment où on s’y attend le moins, ce qui peut aussi être une force positive, tant pour Eitan que Wahida, cette dernière ayant droit à l’aveu le plus touchant de la pièce.

Tous des oiseaux fascine moins par la profondeur du discours social et politique (juifs et palestiniens ne seraient pas si différents, l’argument a déjà été entendu) que dans le rapport inédit à la vérité et à la révélation qui se dessine chez Mouawad, ouvrant la porte à un renouveau plein d’incertitudes, mais aussi de beauté.

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crédits photos: Simon Gosselin.

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