Diane Arbus, photographe des marges

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28.01.2023

Diane Arbus : photographies, 1956-1971. Jusqu’au 29 janvier 2023. Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de l’Ontario, en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Sophie Hackett, conservatrice au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Anne Grace conservatrice de l’art moderne, MBAM est commissaire de la présentation montréalaise.

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Après la grande exposition du Musée d’Art moderne de San Francisco en 2003 et celle du Jeu de Paume à Paris en 2011, c’est au tour du Canada de se lancer dans une série d’expositions sur Diane Arbus (1923-1971). En effet, l’exposition actuelle du Musée des beaux-arts de Montréal, qui présente 90 tirages à l’argentique développés entre 1956 et 1971, en reprend une autre qui avait été présentée par le Musée des beaux-arts de l’Ontario à Toronto il y a deux ans. L’acquisition, par ce dernier, de 500 épreuves de l’artiste américaine permet graduellement d’apprendre à connaître au Canada une œuvre qui a marqué l’histoire de la photographie par son audace thématique. Le choix de présenter l’œuvre d’Arbus apparaît d’ailleurs comme une évidence lorsque l’on sait que Sophie Hackett, commissaire associée de l’exposition, se spécialise dans le rapport entre la photographie, le fait queer et la différence. La visite de l’exposition permet en effet de saisir à quel point Diane Arbus se positionne comme une photographe des marges.

Une esthétique de l’étrange

À l’entrée de l’exposition, le.a spectateur.rice est frappé.e d’emblée par la sobriété de la scénographie, composée de murs gris sur lesquels se découpent des photographies au format régulier, dans de simples cadres blancs. Si le contexte muséal du Musée des beaux-Arts de Montréal avait tendance à aseptiser les œuvres de Basquiat – dans l’autre grande exposition présentée cette saison ­– il se révèle parfait pour accueillir celles de la photographe américaine.

Le parti-pris des commissaires consiste à nous présenter les clichés de Diane Arbus de façon chronologique, un choix qui permet de retracer l’évolution du parcours de la photographe et qui se révèle efficace et cohérent avec l’aspect dépouillé de l’espace. La visite de l’exposition nous présente un véritable travail documentaire, animé d’un respect infini pour ses sujets. Pour l’artiste, « le sujet de l’image est toujours plus important que l’image. […] Il faut que ce soit une photo de quelque chose. Et ce dont elle parle est toujours plus remarquable que ce qu’elle est ». (Diane Arbus, NY, Aperture, 1972) : pour reprendre les mots d’Arbus, la photographie est une « anthropologie contemporaine ».

Diane Arbus affectionne tout particulièrement les marges et la différence : on retrouve donc des photographies de camps de nudistes, d’artistes du cirque, de couples étranges formés par des individus très jeunes, de jumeaux et de triplés, d’individus issus des minorités sexuelles et de genre. Pour nous rapprocher encore plus de ses sujets, l’artiste choisit de produire des images frontales, cadrées à la taille ou prises en gros plans. L’usage systématique du flash renforce encore cet effet de frontalité, en accentuant les contrastes entre le noir et le blanc des photos.

Cette impression de cohérence et d’unité ne saurait cacher l’évolution du travail de la photographe, dont le goût pour l’étrange semble s’affirmer avec les années. L’exposition souligne une prise de risque de plus en plus grande dans le choix des sujets : elle s’ouvre par des clichés appartenant à la tradition de la street photography et se clôt par ceux, atypiques, de patients d’un institut médical du New Jersey. Le sentiment de malaise s’accentue au fil de l’exposition, il est provoqué tantôt par le visage crispé de l’Enfant avec une grenade en plastique dans Central Park, NY, 1962, tantôt par le portrait Identical Twins, Roselle, New Jersey, 1967 (la légende veut qu’elle ait inspiré à Kubrick les jumelles de son film The Shining). Même la photographie de Jorge Luis Borges, située à la fin du parcours, semble appartenir à ce monde où la tension entre familier et étrange se rejoue perpétuellement.

Dépasser le document

L’exposition pose de façon pertinente la question de la tension entre objectivité et subjectivité dans la photographie documentaire. Si les commissaires insistent sur la qualité factuelle des photographies, elles présentent aussi de nombreuses citations de l’artiste qui nuancent cet aspect. Celles-ci nous font réaliser combien la photographe a exploré la question des relations avec le.a spectateur.rice et les photographié.es. Plutôt que de présenter des photographies coupées des affects, Diane Arbus s’intéresse aux interstices, aux espaces entre les acteur.rices de l’espace photographique.

Comme le souligne la critique d’art Susan Sontag, Arbus est consciente qu’il est nécessaire d’entretenir une vraie complicité avec le sujet photographié. Les sourires, les attitudes voire le jeu parfois établi entre l’artiste et le.a modèle – comme lorsqu’un enfant crée une forme de télescope avec ses mains pour répondre à celle de l’appareil photo (Five Children in a common room, New Jersey, 1969) – nous montrent que la photographie est plus qu’un simple document, qu’elle est relation, conversation. Le travail d’Arbus explore néanmoins l’incommunicabilité et les limites de l’empathie. Il existe une « impossibilité de sortir de sa peau pour entrer dans celle d’un autre. Et c’est ce que tout cela tend à dire. Que la tragédie des autres n’est pas la même que la vôtre. »

L’impression exclusivement documentaire de l’exposition est atténuée par une autre stratégie, soit la présence de rares photographies de paysages (voir Castle at Disneyland, 1967 ou encore Clouds on screen at a drive in movie, N.J.1961). Les motifs choisis (des nuages) et les contrastes travaillés rattachent ces images à la tradition pictorialiste à laquelle on est peu habitué.es d’associer Arbus.

Contrairement à d’autres archives, les photographies de Diane Arbus n’ont pas pris une ride, elles ont une qualité de présence magique, comme si elles venaient à chaque instant d’être capturées et fraîchement présentées aux spectateur.ices. Arbus arrive à tirer l’éternel du banal, sans pour autant se rattacher à la fameuse tradition de l’instant décisif, pour reprendre les mots du célèbre photographe Henri Cartier-Bresson. Elle fait ainsi partie de ces photographes qui arrivent à immortaliser leur sujet en se concentrant sur ce qui, dans le réel le plus curieux, pourrait devenir légendaire.

Crédits photo : Roz Kelly/Michael Ochs Archives/Getty Images

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