Des Îles, en vogue

Avatar fête son 30e
16.01.2023

Saint-Jambe, Alice Guéricolas Gagné, VLB, 2018
Navalorama, Motel Hélène, performance, 17 octobre, Québec
L’île inventée, Christiane Vadnais, Éditions Rhizome, 2022

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Paradis lointain, refuge, microsystème, lieu mystérieux aux personnages mythiques : les îles sont rêvées. Ressource ou ressourcement, point de solitude au milieu de la mer-monde, à l’instar de J’ai une Île au cœur de Yan Perreau, ou territoire commun à explorer, à exploiter (de Claude Robinson à Crusoé) ; les îles sont convoitées.

Récemment, trois îles pensées par autant d’autrices québécoises ont émergé. Flottantes, certaines ont traversé l’océan, du Québec à la Hongrie ou de Lévis à Nantes. Ces îles imaginées – et les artistes qui les écrivent – débordent du champ littéraire. L’île de Saint-Jambe, mise en scène par Alice Guéricolas-Gagné dans un roman éponyme (Prix Robert-Cliche 2018), est passée du livre au parcours théâtral ; dans le cadre d’un projet transatlantique se déroulant en 2022, Christiane Vadnais emprunte une voie semblable pour présenter les textes, bandes sonores et artéfacts de L’Île inventée ; la même année, c’est l’existence illusoire de l’Isle Saint-Mathieu que Frédérique Laliberté relate durant une performance.

Avatar fête son 30e

Performance de Motel Hélène lors du 30e anniversaire du centre d’artistes Avatar. 
© Stéphane Bourgeois, Centre Avatar, 2022

On dit de Frédérique Laliberté qu’elle « se consacre à l’instauration, à la mise en œuvre et à la documentation d’activités saugrenues, parfois flottantes et/ou fictives ». Une brillante démonstration en a été donnée lors de la Soirée de performance s’étant tenue à Québec le 17 décembre dernier, à l’occasion du trentième anniversaire du centre Avatar. La plasticienne et artiste sonore ajoute la littérature orale à son pedigree indisciplinaire. Accompagnée du musicien Philippe Lauzier, avec qui elle forme le collectif Motel Hélène, elle nous fait découvrir l’Isle Saint-Mathieu d’une voix monocorde qui emprunte le ton faussement neutre de l’objectivité scientifique tout en planant sur les notes ésotériques d’un clavier préparé. Une maquette de papier mâché et des costumes bricolés font offices de décor, donnant des airs de rituel initiatique à la proposition dignement pataphysique. L’île en question est apparue au début du XVIe siècle et a stimulé des voyages et des spéculations avant d’être reléguée au domaine des fables au tournant du XXe siècle. Elle perd alors son statut d’objet de conquête et, par le fait même, le grand H de son histoire. Inspirée d’archives, l’œuvre racontée est envoûtante. Elle tire sa force du fait que le collectif a comme lieu de résidence et d’atelier un voilier grâce auquel, chaque été, il habite l’estuaire du Saint-Laurent.

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L’Île inventée.
©Jérôme Fihey, La Maison Louis-Fréchette, 2022 

Une autre île mêle vrai et faux, uchronie et anticipation scientifique. Elle est issue d’un vaste projet collaboratif France-Québec, qui a donné lieu à une exposition à la Maison Louis-Fréchette, à Lévis, s’étant ensuite retrouvée à Nantes, au Musée d’histoire naturelle et à la médiathèque Jacques Demy. Le livre L’Île inventée de Christiane Vadnais, publié aux Éditions Rhizome, en est moins l’origine qu’un de ses chapitres. La prémisse de l’ouvrage (et le branle-bas-de-combat multidisciplinaire y étant associé) serait la découverte de documents para-archéologiques portant sur une île secrète qui aurait été le laboratoire d’une nouvelle civilisation. Le canular fictionnel est ouvertement avoué. Vadnais affirme avoir simplement répété les mots prononcés par les personnages et ne revendique pas l’auctorialité du texte. Pendant une résidence effectuée chez Engramme en 2021, à Québec, l ’artiste visuel Jérôme Maillet a illustré le paysage et la flore de l’île sans ses habitants. Le projet se nommait alors « Contes et Estuaires » et comprenait d’autres artistes de diverses disciplines. La dimension sonore était au demeurant primordiale. Des bulles sonores « retranscrites » font parties intégrantes du récit et participent aux dimensions immersive et participative de l’exposition. Mise en abime du projet, elles sont télescopées dans une baladodiffusion de huit épisodes intitulée Cosmogonie de l’Île inventée.

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L’Île inventée.
©Jérôme Fihey, La Maison Louis-Fréchette, 2022 

L’Île inventée, tant par ses prémisses historico-utopiste, insulaires et fantasmagoriques que par sa forme multidisciplinaire et collective, n’est pas sans rappeler l’univers d’Alice Guéricolas-Gagné. S’improvisant ethnologue du futur, celle-ci est allée jusqu’à exposer, parmi une série d’artéfacts, des écus ayant prétendument circulé dans Saint-Jambe, et qui sont en fait des pièces de céramique qu’elle a elle-même fabriqué. En 2019, elle recevait à Québec l’artiste lyonnais Sébastien Brunel afin qu’il illustre Saint-Jambe. L’année suivante, elle en affichait les œuvres dans les fenêtres du quartier Saint-Jean-Baptiste lors d’un parcours théâtral. La Montée des eaux, réalisé auprès de l’artiste Mélina Kerhoas, invitait à une expérience psychogéographique à travers des mises scène de contes et de personnages qui avaient inspiré Saint-Jambe. Les arts vivants étant privilégiés, les projets de bandes sonores et de livre associés avaient alors été suspendus, faute de moyen.

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© Débora Flor, 2020 

Parcours La Montée des eaux, Alice Guéricolas-Gagné en action.

L’Île inventée et Saint-Jambe comportent de nombreuses similitudes. Elles engagent toutes deux la paticipation de plusieurs artistes et, par la médiation culturelle, invitent le public à nourrir l’imaginaire des œuvres. Toutefois, les trames narratives de chaque projet sont distinctes. L’Île inventée emprunte au récit d’enquête en débutant par la découverte d’un corps. Les bulles sonores y sont autant de pièces à conviction. L’Île inventée est une contrée sauvage colonisée par quelques sympathiques scientifiques qui trouvent dans la flore une source d’énergie et de communication prodigieuse. Les dimensions écologique et technologique de Saint-Jambe sont autres : ce sont plutôt les modes inusités de transports aériens et aquatiques, urbains et plutôt rétrofuturistes, qui marquent l’univers Saint-Jambien. Saint-Jambe, devenu île suite à la montée des eaux, demeure un centre-ville.

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© Débora Flor, 2020 

La Montée des eaux « Des membres de l’Escouade d’autonomie alimentaire analysent la luminescence des pépins dans un jardin public ». Tableau du collectif Les Allumeuses.

En novembre dernier, Alice Guéricolas-Gagné était de passage à Budapest pour travailler à son prochain roman et effectuer, à la galerie ISBN, une expo-résidence intitulée Des radeaux de papier. Démontage de bateau politique, études des dérives, sauvetage artistique, naufrages ou embarcations vers d’autres îles : les aboutissants de ce nouveau périple paralittéraire sont à suivre. il en est de même pour L’Île inventée, présentée à Nantes jusqu’au 23 mars 2023, ainsi que pour l’Isle Saint-Mathieu, dont le conte sonore fera possiblement l’objet d’une exposition en France et d’une publication numérique. C’est donc un archipel qu’offrent les autrices québécoises :  lus ou racontés, exposés et performés, ces nouveaux territoires où souffle un vent de liberté sont peuplés d’artistes et de modes d’expressions divers.

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Illustration de Sébastien Brunel, 2020, Saint-Jambe, La Montée des eaux, 2020

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