Défense et illustration des pratiques littéraires sur le Web

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Gilles Bonnet, Pour une poétique numérique. Littérature et internet, Paris, Hermann, 2017, 368 p.

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La présence de la littérature en ligne n’est plus un phénomène nouveau et la place qu’elle prend sur le web augmente constamment. À preuve, des projets tels que les revues de recherche et de création Le crachoir de Flaubert et Quartier F, l’initiative Opuscules – Littérature québécoise mobile ou le récemment ressuscité Poème Sale, attestent de la viabilité et du dynamisme de la publication de textes littéraires inédits et confirme que la publication papier n’est plus un passage obligé. Or, si la littérature électronique – celle prenant appui sur le potentiel des modalités procédurales inhérentes à l’environnement informatique – fait l’objet d’une attention critique importante /01 /01
Pensons aux travaux du laboratoire NT2 : http://nt2.uqam.ca/
, les pratiques littéraires plus « classiques » comme le blogue littéraire, le carnet de résidence, l’essai en ligne et les vitrines d’écrivains et écrivaines n’ont pas souvent eu droit à une étude aussi rigoureuse et systématique que celle proposée par Gilles Bonnet dans son essai Pour une poétique numérique.

 D’entrée de jeu, Bonnet précise quel sera l’objet d’étude de son livre; il s’agira de comprendre les manières dont certains écrivains et écrivaines habitent le Web et y diffusent leur œuvre par livraisons successives et hétéroclites. Afin de désigner ces artistes, Bonnet propose le terme d’écranvain, défini comme « l’auteur qui ne se contentera pas d’une représentation et d’une médiation de soi grâce aux technologies numériques, mais qui les investira comme un véritable environnement doté de ses contraintes et potentialités spécifiques. » Ce faisant, Bonnet précise que son étude ne visera pas tant à produire des analyses littéraires mais plutôt, dans ce qui s’apparente à une perspective médiologique, à examiner comment les modalités de publication et de lecture du web influencent et structurent les pratiques des écranvains.

Démonstration d’existence et de variété

De fait, l’auteur ne se lance jamais dans des analyses poussées des très nombreux textes convoqués à titre d’exemple, ce qui lui permet en revanche, par accumulation, de démontrer le dynamisme de la pratique d’écranture. D’ailleurs, si mon utilisation d’un pareil néologisme peut vous choquer, sachez que je le propose par imitation (en forme d’hommage, donc) de ce qu’on retrouve dans le livre de Bonnet. Ce dernier introduira, en plus d’écranvain, le « QWERTY-made » pour désigner la pratique iconotextuelle par laquelle un objet du quotidien est photographié afin d’être transformé en matière à écriture. Il forge aussi le terme d’hypéritexte afin de qualifier à la fois les rôles ancillaire et l’allongeail que peuvent constituer les appareillages péritextuels et épitextuels proposés sur un site personnel d’écrivain. Finalement, il propose l’autoblographie pour référer au blogue autobiographique (il écrit aussi à ce sujet « je est un internautre ») et l’e-ssai pour décrire la pratique essayistique en ligne.

Plus frappants et efficaces comme termes que les longs syntagmes figés souvent proposés afin d’introduire de nouveaux concepts, ces mots-valises décrivent habilement des pratiques d’écriture pétries par l’environnement numérique où elles se déploient. L’hypéritexte englobe le matériau qui s’accumule de manière réticulaire autour, au travers et à partir d’un « texte principal » mais qui en constitue davantage que le prolongement puisque permettant aussi de l’approfondir, voire carrément de le relire; l’autoblographie, par livraisons successives de tranches de vie, s’appuie sur une esthétique du flux inhérente au Web afin de livrer un portrait fragmenté et évolutif d’une identité susceptible de se redéfinir à chaque nouvelle entrée de carnet; de même, l’e-ssai déploie une pensée en mouvement par livraisons successives, attestant du caractère évolutif de la réflexion de l’e-ssayiste. Quant au QWERTY-made, Bonnet le définit comme suit :« C’est par ce geste de choix de l’objet trivial que l’écranvain-photographe, que matérialise la photo en lui offrant un cadre, fait œuvre, au sens duchampien ».a

Chacun de ces concepts m’a convaincu lors de la lecture de l’essai, à la seule exception du QWERTY-made, qui m’a semblé un peu moins spécifique que les autres et qui, je dois l’admettre, s’appuie sur une conception de l’iconotextualité à laquelle j’adhère un peu moins. En effet, Bonnet affirme dans un premier temps que « Loin de n’être convoquée que sur le mode ancien de l’illustration, dans un rôle ancillaire de soumission au contenu textuel, l’image photographique acquiert ici un statut et un rôle neufs » : à mon sens, l’idée d’une illustration ayant un rôle secondaire, d’accompagnement ou même au service du texte, a toujours été erronée considérant que le rapport texte-image s’est de tout temps fondé sur une oscillation sémiotique entre ces deux pôles d’attraction. Or, un peu plus loin, Bonnet rectifie le tir en ajoutant ceci : « Renouvelant et le regard porté sur le mode et les modalités de sa transcription verbale, le dispositif iconotextuel vise à créer un champ de force entre texte et image susceptible de convier le lecteur-spectateur à l’émergence d’une zone tierce de significations, zébrée d’incertitudes et de déséquilibres certes, mais pour cette raison ouverte à l’imagination et à la réflexion. »

Je suis cette fois entièrement d’accord avec lui; mais si l’auteur a cette fois raison, j’aurais préféré qu’il ait parfaitement raison dès le début, ce qui, je l’admets, est un reproche quelque peu ingrat.

La francophonie à l’honneur

Un aspect qui frappe à la lecture de l’essai (et qui s’est confirmé en consultant la bibliographie de l’ouvrage) est que Bonnet s’appuie quasi-exclusivement sur des références et des théories issues de la francophonie. En effet, hormis quelques références à des classiques de l’étude de littérature électronique comme la notion de w/reader jadis proposée par Michael Joyce, Writing Space de Jay David Bolter, le concept de remédiatisation formulé par Bolter et Richard Gursin, et une brève référence à The Language of New Media de Lev Manovich, Bonnet a bâti son argumentaire et son corpus de textes en français.

On peut être de deux avis quant à ce choix. D’abord, il est permis de croire que ne pas s’être appuyé sur des travaux récents publiés en anglais pourrait avoir nui à l’auteur de Pour une poétique numérique; à titre d’exemple, les réflexions d’ordre sociologique de Geert Lovink sur la pratique du blogue auraient pu tempérer l’enthousiasme face à ceux-ci qui teinte en filigrane l’essai de Bonnet. Mais il serait ingrat de reprocher à ce dernier de ne pas en avoir fait davantage tant son ouvrage est remarquablement construit et bien appuyé. Ensuite, et c’est l’opinion que je retiens en définitive, le choix conscient ou non de s’appuyer presque exclusivement sur la théorie francophone a comme effet additionnel de faire la démonstration du dynamisme de la recherche francophone dans ce domaine. Ce qui en résulte est une défense et illustration non seulement de la littérature numérique, mais aussi de l’étude de celle-ci, à laquelle est octroyée par le fait même une légitimité supplémentaire.

 

 

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