De gré ou de force

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10.12.2017

Denis Côté, Ta peau si lisse, 93386233/Art & Essai, Close Up Films, The Addiction production, 2017, 94 minutes.

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Lorsqu’il se mire, que voit réellement le culturiste? Un agrégat de muscles qu’il a façonnés avec une précision chirurgicale, deux heures par jour, sept jours sur sept. La consécration de milliers d’heures à tirer, pousser, soulever et retenir des poids et haltères. Une mécanique complexe, rendue cohérente, splendide dans sa soumission. Mais reconnaît-il encore celui qui se cache sous l’amoncellement de chairs ciselées, cet autre originel qui, comme le personnage du grand frère baraqué dans Léolo, s’avère fragile et impuissant?

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Au prix de supplices infligés quotidiennement, le bodybuilder offre en trompe-l’œil – dents blanches et teint bronzé – un rempart à notre désuétude : le corps-machine. Les pourtours offrent une figure indestructible. Sous la carrosserie pourtant, le cœur palpite, s’emballe, les reins flanchent et les articulations grincent. Cette torture n’est rien comparée à ce qu’elle permet d’atteindre, le plus grand que nature, l’héroïque, dans tout ce que le terme a de tragique. Qui s’étonnera que le culturisme ait engendré Arnold Schwarzenegger, l’une des plus grandes vedettes du cinéma dans le monde?

La prise de l’ours

Ces exemples de triomphe de la volonté sont de magnifiques sujets pour le cinéma. Dans Ta peau si lisse, une volonté domine les autres, celle de Denis Côté. Elle est par contre bienveillante, joueuse plutôt que farouche. De son propre aveu, le prolifique cinéaste (dix films en presque autant d’années) s’est surpris à vouloir « protéger » les cinq culturistes et l’homme fort qu’il met en scène. Le mot d’ordre : ne pas en faire des bêtes de foire. Mais lorsqu’ils grugent ainsi l’espace, menacent à tout moment de déborder du cadre, font converger les regards sur la démesure de leurs proportions, braquer une caméra sur eux, c’est poser d’emblée la question du corps filmé. Et c’est surtout se demander comment ramener cette démesure à hauteur d’homme, sans réduire ni ridiculiser. Le tout en déjouant les attentes des concernés, obsédés qu’ils sont par l’image qu’ils projettent – ce profil plutôt qu’un autre –, tous soucieux de bien paraître, connaissant chaque parcelle de leur anatomie, détenteurs de la science leur permettant de tirer profit de chacune d’elles.

Côté s’y prend avec la curiosité qu’on lui connaît, celle d’un enfant qui, la langue sortie, appuie du doigt sur un crapaud qu’il tiendrait captif. Cette fascination n’a rien de passive, elle s’accompagne toujours chez lui d’un désir de se prendre le contrepied. Au lieu de répondre aux attentes de ces Hercules, le metteur en scène – le terme est plus qu’approprié, tout ici étant fictionnalisé à partir d’entrevues réalisées au préalable – refuse de substituer sa caméra à leur regard, d’encourager la fixation narcissique. Son dispositif recherche plutôt l’envers, les angles morts, ce qui échappe au contrôle rigoureux : les marottes d’un tel qui se fait prendre en photo (les dents blanches sur une barbe noire, « ça fait pas des belles poses »), la cigarette d’un autre, qu’une copine lui reproche, les scènes de ménage. Le banal et le quotidien sont mis à profit pour nous les présenter sous un jour inédit. D’une confusion première, jaillit graduellement une empathie à laquelle le spectateur s’abandonne, heureux de reconnaître chez ces armoires à glace les mêmes désirs, les mêmes craintes. 

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Les muscles sont là : turgescents, tendus, gonflés, rasés, épilés, tatoués, polis, lubrifiés, enduits d’une crème qui leur donne le teint d’une assiette de côtes levées. Ils ne sont jamais fétichisés, sauf lors d’une scène dans un atelier de peinture, où Côté laisse aux spectateurs le plaisir de recenser, à la façon d’anatomistes en herbe, les éminences et vallons qu’ils forment. Ils sont la récompense d’une discipline que Ta peau si lisse refuse d’illustrer directement. Lorsqu’un bodybuilder se met à pleurer en engouffrant son déjeuner, on est en droit de se demander s’il est ému ou s’il souffre d’éreintage, d’être trop, tout le temps. Nous reconnaissons ce qu’il y’a d’humain chez eux; concurremment ils demeurent inaccessibles, extraterrestres.

Du repos pour les braves

Revenons à nos grands gaillards. Aux trois quarts du film, leur est offert ce qu’ils ne s’accordent jamais : des vacances, une retraite idyllique loin des entraînements et des balances. Le corps individualisé, abandonné au profit du collectif, quelle belle idée! À bord d’un autobus blanc, tels les écoliers d’une classe verte, ils s’en vont à la campagne. Les Dieux pourront enfin se détendre, jouer, étudier et comparer chaque centimètre de leur anatomie massive avec délectation, avec envie parfois, mais sans jalousie aucune. Le soir, autour d’un feu, ils raconteront le récit de leurs victoires, de leurs conquêtes. La nuit venue, ils rêveront à des Déesses africaines, les seules dignes de régner avec eux sur nous, pauvres mortels. 

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L’acharnement propre au culturisme, Côté le comprend viscéralement. Les critères esthétiques qu’entretiennent les bodybuilders, bien que contestables aux yeux d’aucuns, n’en demeurent pas moins des façons d’appréhender un monde brouillon pour en faire quelque chose d’un peu plus ordonné, d’un peu plus beau. Lorsqu’il regarde ces époux, ces pères, ces guérisseurs, jeunes, vieux, ces hommes habités par une passion qu’ils poussent jusqu’à l’insensé, c’est à se demander si Côté ne trouve pas en eux le miroir d’un mal salvateur, qui ronge et qui apaise tout à la fois.

 

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