Dans les voies féminines du corps

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12.12.2019

Intérieurs : Une production de Lorganisme. Chorégraphie et interprétation : Caroline Laurin-Beaucage; Conseillère artistique et répétitrice : Ginelle Chagnon; Conception sonore : Larsen Lupin; Lumières : Sonoyo Nishikawa;Vidéo : Robin Pineda Gould. Consultante à la scénographie Mylène Chabrol | HUB Studio. Costumes Dave St-Pierre. Présenté par Danse Danse à la Cinquième Salle du 10 au 14 décembre 2019.

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Depuis 2016, Caroline Laurin-Beaucage a voyagé, exploré toutes les dimensions de l’« extérieur ». En installant un cube vide dans une vingtaine de villes à travers le monde, elle procédait d’un concept aux antipodes de ce qui est aujourd’hui sa pièce, très chorégraphiée et méticuleusement placée dans l’espace scénique, intitulée Intérieurs.

Dans l’espace pur du dehors, au contact des passants, elle utilisait cette structure cubique comme un studio à ciel ouvert : elle explorait son corps en mouvement et provoquait son imaginaire à travers ses rencontres avec le tout-venant. De ce projet d’une durée de 195 heures, intitulé Habiter sa mémoire et présenté dans la salle d’exposition de la Place des Arts jusqu’au 4 janvier 2020, elle est revenue avec des milliers de photographies, chargée d’une expérience qui donne lieu à Intérieurs, une chorégraphie en contrepoint de cette expérience, feedback de ce voyage maintenant gagné par la conscience du retour au présent.

Intimité

On m’avait donné rendez-vous avec une « mémoire de mémoires », car on n’oublie pas un voyage pareil en performance. Je m’attendais à découvrir une manière de nommer ce qui resurgit au dedans, au plus près de l’origine physique de la danse : or, j’ai vu que la vérité de la danse, la lumière du corps, ne se présente aux yeux du monde que voilée.

L’élan de la danseuse, sa présence même, sont recouverts de multiples enveloppes : un survêtement, presque une carapace – une robe de carton -, puis un vêtement rouge – une chemise fine –, mais aussi des lumières, parfois vivement colorées (très belles au demeurant), ou encore un cadre chatoyant, vide et sans tain, comparable à une fenêtre, et enfin des miroirs ombrés, où passent en vidéo les silhouettes d’une vie familiale. Tout cet « intérieur », qui finira sur la très belle image de la soliste vêtue d’une robe de tulle transparente, recouvre encore la peau, les muscles. Toujours, quelque chose fait théâtre, détournant le nu du nu et estompant l’espace secret de la danse, protégé de ses pulsions et de ses instincts.

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L’intérieur, de sortie, est donc éminemment culturel. Il prend ses précautions, figure l’attente et le délai d’une narration imprévisible, silencieuse, le temps pour la soliste d’errer, de trouver l’intention de la danse, comme dans un déshabillage progressif. N’entre pas qui veut au spectacle de Caroline Laurin Beaucage, ni n’importe comment.

On ne pénètre pas le monde féminin tout de go. Pas question d’exhibition, de marchandage, de brutalité. Il faut l’aimer, le désirer pour mériter cette intrusion, cet enfoncement jusqu’au nerf de la vie, près de l’impulsion des mouvements. Là où Caroline Laurin Beaucage nous entraîne peu à peu, il faut accepter une initiation, un temps sensoriel vaste et complet de la présence au corps féminin.

Il faut traverser des espaces de scène, au ralenti, de l’intérieur, avoir accès à l’être de la danseuse, qui veut bien s’enchâsser parmi la multitude, mais évite la perforation, le mélange, la perméabilité.

Là où la danse s’expose, la culture la replie. Elle la nimbe de refoulements impurs, qui transformeront l’être, en surplomb, tout en délicatesse, par des voies de dégagement. Ce sont de merveilleux éclairages qui changent les formes, les volumes, les grandeurs ; des photos de personnages – un enfant, une femme, une silhouette estompée –, ces présences chères à la soliste, à la voyageuse, à la photographe, aux accompagnatrices, lui font écho et sont matière du souvenir. Car tout ce qui est corps, regard, toucher, sensation, s’origine lointainement d’un univers enclos.

Rien de privé, au double sens du terme, dans l’irruption du féminin vivant. De la douceur, de la présence, de la force, de l’avancée frontale, toujours encastrée. Comme si l’équipe des conceptrices et du compositeur, au doigté de velours, ne permettait pas que la danse soit jamais une greffe, un artifice, mais exigeait qu’elle demeure une allusion à l’être. La scène d’Intérieurs, recluse, habite pourtant pleinement l’espace de la 5e Salle, avec ce parcours plein, ce solo mature (une première présentation de Caroline Laurin-Beaucage à Danse Danse), dont il nous sera donné de deviner au passage des formes de nu.

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Intérieurs vide le ou la spectatrice de toute pensée. Ce solo permet de faire l’expérience, si rare et précieuse, de se démettre du langage et de la conscience. Au final, une heure aura passé. Ce qui affleure de ces Intérieurs demeure incorporé, jusqu’à ce qu’une séquence ultime de danse fasse exploser, magnifique énergie, l’harmonie fluide de sa propulsion. Toute cette intensité turbulente, trépidante, autopropulsée du corps, reste à la verticale, toujours placée, centrée, maîtrisée.

L’espace d’Intérieurs est plein, au féminin. Ce qui se manifeste, précaire et inconnu, y est stabilisé par un formalisme qui fait partie de cette écorce de la kinesphère. C’est extraordinaire et suprême de le regarder ainsi.

crédits photos: Caroline Désilets

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