Dans la bulle des danseurs

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17.01.2019

El silencio de las cosas presentes, Conception : Eduardo Ruiz Vergara ; Chorégraphie : Eduardo Ruiz Vergara avec la complicité des interprètes ; Interprétation-création : Marie Mougeolle, Sophie Levasseur, Eduardo Ruiz Vergara ; Regard extérieur et soutien à la dramaturgie : Ilya Krouglikov, John Henry Gerena ; Costumes : Manon Guiraud ; Texte : Sophie Levasseur ; Conception, régie d’éclairages et direction de production : Lee Anholt ; Concepteur sonore : Nathan Giroux ; Concepteur sonore : Gabriel Vignola. Présenté à La Chapelle Scènes Contemporaines (Montréal) du 16 au 26 janvier 2019.

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Le public se déchausse avant de pénétrer dans la salle. Sur les gradins, des coussins l’attendent, créant d’entrée de jeu une impression réconfortante. Janvier. Les choses présentes : une scène blanche contraste avec les murs noirs du fond, et les coussins blancs des gradins participent au décor, tout comme le public d’ailleurs, à qui l’on suggère d’apporter des pantoufles. Des tasses et des soucoupes de porcelaine brillent par terre, de chaque côté de la scène. Les danseurs font leur entrée de l’arrière-scène (chacun est tout de blanc vêtu et nu-pieds), et se dirigent vers la vaisselle pour servir au public un chocolat épicé au possible.

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Le ton est donné. Si le quatrième mur est pourfendu à grand renfort d’hospitalité, la prémisse de Ruiz Vergara dépasse largement son objectif premier, qui consiste à explorer les liens entre les perceptions haptiques (i.e. du toucher) et l’imaginaire, l’onirisme, la mémoire, à travers un décalage temporel, dans un spectacle de trois heures où se mêlent la danse et la performance. Dépassé l’objectif, car c’est littéralement un monde de correspondances phénoménologiques qui s’ouvre devant le public. Des tonnes d’images surgissent, qui iront s’adresser (toucher, irais-je jusqu’à dire) en profondeur à tous les sens, que ce soit la vue, l’odorat, le goût, le toucher, ou encore l’ouïe, avec les tintements de tasses, les chuchotements entre le public et les interprètes, de même que les vibrations sonores, qui vont s’emparent carrément  de nos os (soulignons le travail très efficace à la conception sonore).

Corps – tête – cœur

Nous n’en sommes ici qu’à l’ouverture. Et pourtant tout est déjà brillamment installé. Tout comme Ruiz Vergara, d’ailleurs, qui se tient immobile le temps que le public soit prêt à le recevoir, adoptant l’attitude fière de celui qui présente un travail audacieux, ambitieux (le spectacle dure trois heures), et qui l’habite depuis de nombreuses années. En effet, la pièce est née d’une réflexion du chorégraphe au sujet des différences culturelles entre le toucher en Amérique du Sud et en Amérique du Nord.

Le spectacle s’ouvre donc sur une performance dansée de Ruiz Vergara. Dans ce premier chapitre, le public pourra observer la recherche de l’artiste, affirmée tout au long de la pièce, qui consiste à aller au bout d’un mouvement : alors qu’en mineure les danseuses rangent les tasses comme si elles étaient victimes d’un TOC, Ruiz Vergara part d’un simple clignement de l’œil pour se rendre à des tremblements, des sparages, une transe. Sa quête esthétique apparaît donc d’emblée, et sans ambiguïté, sans compromis non plus. On n’admire pas tant la maîtrise du mouvement ici que l’investissement total de la gestuelle. En fait, c’est un laisser-aller total que le chorégraphe exige, une dépossession allant jusqu’à explorer les limites du sensible, jusqu’à extrapoler une sensation, ou un geste, un tic, une image.

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Ce qui se cachait sous le sourire : le regard

Malgré la très grande inventivité de l’ensemble, on remarquera quelques longueurs : à poursuivre les limites du corps des danseurs pendant trois heures, on intègre nécessairement le spectateur et sa patience dans l’équation. Un meilleur usage du regard aurait cependant peut-être favorisé une plus grande connexion. Car de nombreuses performances et de nombreux tableaux sont présentés sous le sceau de l’exploration, et la posture du chorégraphe quant au regard à tourner vers le public reste floue. Souvent, on décide de l’occulter carrément ; parfois, la décision artistique ne semble pas claire, et très rarement le public est-il regardé, alors qu’on lui adresse de multiples stimuli sensoriels, ce qui a pour effet de brouiller le procédé de communication de base. Ainsi, avec une utilisation plus fréquente du regard (surtout que, les rares fois qu’il est utilisé, c’est de façon pénétrante et efficace), la longueur de certains tableaux passerait-elle peut-être plus inaperçue. Par chance, les nombreuses idées, pour la plupart, débordaient d’ingéniosité et d’évocation. Pour ne nommer que ces idées-là, notons entre autres le « tango » sans bras ; la scène des cafards (en jouets) multicolores grouillant au sol alors que se déroule un duo dans lequel Sophie Levasseur se fait guider les yeux fermés ; ou encore les solos au sourire de Marie Mougeolle.

L’intérêt de mêler la performance et la danse relève également du style très différent des trois interprètes. Le style de Ruiz Vergara semble plus atypique et domine la pièce, dont le propos très intime lui est de toute évidence très proche. Ainsi adopte-t-il une esthétique jusqu’au-boutiste, menant presque tous ses mouvements, toutes ses performances jusqu’au sol. Il tente ainsi d’affirmer les qualités d’un style qui ne viserait pas la virtuosité (selon ses mots). Quant à Levasseur et Mougeolle, leur technique, leur inventivité et leur engagement impressionnent. Quoi qu’il en soit, la plus grande force de tous les interprètes, dans ce projet colossal et plein d’âme, réside dans leur capacité hors du commun de saisir les intentions derrière toute la dramaturgie, de la concevoir comme un seul objet cohérent, et d’en présenter les nombreuses images comme des purs ravissements issus du rêve et de la poésie.

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crédits photos : Martin Benoit/Danse-Cité 

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