Crever l’œil du maître: ouvrir des chemins vers la décolonisation

130742448_4034872306542455_1489225617631315496_o_4

L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois, Dalie Giroux, Mémoire d’encrier, 2020, 192 p.

///

Dans ses essais, Dalie Giroux arpente la question coloniale, de la culture et du territoire du Québec et du Nord de l’Amérique sous diverses formes philosophiques et politiques. Après La généalogie du déracinement – Enquête sur l’habitation postcoloniale (PUM, 2019) et Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019), son nouveau livre L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois se compose d’une suite d’essais qui performent des incisions dans la rhétorique du « Maîtres chez nous ». En revenant sur les origines et la dynamique de cette expression à la base d’une émancipation politique au Québec et d’une idée de souveraineté, dans une perspective de critique radicale, Giroux cherche les voies qui pourraient mener vers une véritable libération politique, non pas à des fins patriotiques, mais plutôt décolonisatrice. Dans le désir d’une liberté qui voudrait sortir du schéma de la domination, qui ne souhaite pas devenir maître à la place du maître mais plutôt renouer de manière vitale dans l’ici et maintenant, avec le territoire et le présent, les textes tracent des sillons pour rendre opérante la ruine de la dépossession, de l’exploitation, des inégalités et du racisme induits par le colonialisme fondateur. Il s’agit essentiellement d’une quête éthique, dans laquelle la parole devient expérimentale et le livre, un laboratoire pour se décoloniser.

Introspection radicale du je et du « nous »

L’œil du maître effectue une critique de notre imaginaire politique, en revenant à la source, à sa généalogie, à sa racine. Giroux débute avec des analyses politiques et historiques pour basculer vers une auto-ethnographie très personnelle, puis l’essai libre, sensible et erratique, fouillant les marges, les bas-fonds, les histoires subalternes comme les tournants ou plutôt les rendez-vous manqués de l’indépendance inachevée du Québec. Elle assume pleinement sa posture de descendante d’ouvriers-artisans-aubergistes-habitants des environs de Québec depuis de nombreuses générations, mais dans une visée de « désaffiliation improductive, travail affectif et thérapeutique ». Dans un style pamphlétaire, l’autrice parle d’un ton assuré, avec la confiance et le courage dont elle nous invite à faire preuve pour la suivre, afin de faire surgir d’autres puissances d’agir politique, de celles qui seraient solidaires, non seulement avec les peuples, mais avec tout ce qui vit. Si les textes s’ouvrent souvent sur des énoncés confrontants et dérangeants, ceux-ci s’éclaircissent et sont validés au fur et à mesure d’arguments soutenus, appuyés par des témoignages historiques, littéraires ou issus de la tradition orale. Les essais se terminent le plus souvent par des questions, des « comment », martelés et engageants. Comment, par exemple, vivre sans maître, collectivement ? Car vouloir être maîtres (nous), c’est aussi vouloir la servitude (des autres).

Le « nous » qui est pourfendu à travers les textes, c’est celui d’une identité qui se revendique de la colonisation française initiale de la vallée du Saint-Laurent, et qui, au lieu de se libérer, a préféré réclamer sa part du gâteau colonial. Giroux rappelle que la majeure partie de la population qui est restée au moment de la Conquête britannique en est une de subalternes, d’asservis temporaires, une population-marchandise du colonialisme français, diversifiée, marginale, faite d’une francophonie mouvante sur un vaste territoire, souvent analphabète, souvent pauvre. Une population cohabitant avec les peuples autochtones, et avec qui son élite a refusé l’alliance, entretenant plutôt une relation mêlée de racisme et d’envie, de rejet et de compétition. Une population qui reconduit des rapports de dominations avec les minorités d’aujourd’hui, les immigrants et les femmes voilées notamment, avec sa loi sur la laïcité. Citant abondamment An Antane Kapesh, Rémi Savard, Jean Morrisset, Emilie Nicolas, Jacques Ferron, Naomie Fontaine, faisant large place aux idées de Georges E. Sioui, et donnant une pleine page à une liste d’auteurs contemporains de la renaissance autochtone, le livre fait appel à une solidarité nouvelle, et oppose à une identité nationaliste figée une société cousue de relations dé-hiérarchisées et d’hospitalité.

Le monde est une étable

Si « plusieurs scénarios sont possibles et peuvent largement cohabiter », il faut d’abord se défaire, se déprendre d’une image, d’un fantasme où chacun joue « son rôle dans le spectacle colonial de nos vies ». L’articulation d’une nation souveraine, ce « Maîtres chez nous », s’est concrétisée dans  l’exploitation du Nord du Québec, des premiers barrages hydro-électrique au Plan Nord, principalement sur des territoires autochtones non-cédés. Giroux souligne à quel point ces territoires étaient habités et recontextualise l’occupation française depuis Champlain et ce qui a alors été fondé à Québec : entre fort militaire et domaine agricole, un enclos. En plongeant dans la figure du maître jusqu’aux mythes antiques, elle décortique son essence paysanne, entrepreneuriale, la posture de celui qui s’assure de la santé de son domaine, et de son élevage, mais aussi, ou peut-être surtout, de sa productivité. L’œil du maître, c’est l’œil gendarme, celui du seigneur-propriétaire-entrepreneur qui veille au profit, et perpétue une violence ordinaire. Dans cette figure, l’autrice trouve « une des clés de la structure de la pensée politique dans ce bas-fonds impérial qu’est la culture vernaculaire ».

Ce qu’elle met au jour, au fil des textes, est ce rapport d’exploitation qui habite toujours la population postcoloniale et lui fait habiter le territoire de manière non-légitime, dans la nostalgie d’une maîtrise qui n’a a jamais existé en réalité, et qui aboutit à des dynamiques mortifères, si contraires à la liberté. Une société qui se nourrit de petits privilèges sans envisager sa véritable émancipation. Passant par l’analyse d’une fable de Lafontaine, elle compare cette population aux bœufs d’une étable qui ne sauraient pas rêver à autre chose que l’élevage, qui n’envisagent pas le monde au-delà, et pour qui la consécration consisterait à devenir maîtres à leur tour. « Vive le maître! Vive l’étable! Vive le nous! » Mais Giroux prend aussi acte des torts historiques subis par le peuple issu de la colonie française, et en fait de cette reconnaissance une des conditions nécessaires à une repolitisation du débat sur l’indépendance, de même que la reconnaissance d’une méfiance face au pouvoir, d’une force politique sans allégeance au sein de cette culture. Cette force a été canalisée par la cause souverainiste pendant un moment, mais en voulant se défaire de l’empire britannique pour recoloniser en son nom propre, ce désir de révolte a échappé au mouvement indépendantiste. Giroux recense également quelques penseurs anticoloniaux, comme le felquiste et révolutionnaire Charles Gagnon, qui refuse l’accaparation du mouvement nationaliste pour ses propres intérêts et considère la cause des souverainetés autochtones comme égales à celle du Québec, ou encore l’œuvre de Rémi Savard, qu’elle qualifie d’antidote. Trop souvent exceptions à la règle, ce sont tout de même là des pensées qui avancent d’autres manières d’exister en Amérique, afin d’entrer, « avec cinq cents ans de retard », dans le cercle de l’Américité que propose Georges E. Sioui. 

Un point de bascule

« Ce dont je voudrais hériter je ne l’ai pas, ce dont j’hérite je n’en veux pas », tel serait l’adage au fondement du sentiment d’imposture du « Keb », celui qui, aujourd’hui, continue de se sentir inférieur. Quelque chose lui manque, et il en souffre, mais ce manque n’a jamais existé. C’est la nostalgie coloniale, une irréparable pauvreté, une blessure mentale, que d’autres choix éthiques pourraient guérir. « Détraquer la machine de capture impériale, prendre le bois, inaugurer d’autres manières d’habiter », cesser « de (se) penser en État », « abdiquer à la prétention au butin » sont autant de manières de débuter cette guérison, cette auto-délivrance. Assumer le manque qu’aucune consommation ne saurait réellement combler, assumer sa posture, ce non-lieu d’existence est aussi l’opportunité de se refonder, de revenir au point zéro, de se réagencer, avec le territoire, les peuples, avec le vivant. Giroux sait qu’elle ne propose pas de devenir politique, mais lance un appel d’urgence à entrer dans la déchirure, à en faire un point tournant afin de refuser la proposition géopolitique actuelle, afin de débuter un acte de création éthique, collectif, d’effectuer un « déplacement épistémique » majeur.

« Ce déplacement exige de penser autrement les conditions de la liberté des peuples sur le territoire : non plus sécuriser une souveraineté territoriale qui rend possible la capitalisation destructrice des ressources naturelles pour le profit d’un groupe exclusif ou d’un arrangement entre parvenus, mais plutôt partager de manière intrinsèquement plurielle un territoire qui nourrit, en assumant collectivement et inclusivement les défis que cela comporte, dans toutes leur extension : rêver des agencements décoloniaux transculturels. Pour une fois, se rencontrer dans les lieux de vie plutôt que dans les lieux de pouvoir… »

L’œil du maître déploie une parole en lutte, brûlante, qui amène les lecteurs à prendre part au combat, à livrer une guerre au colonialisme, celui même qui façonne leur imaginaire. L’autrice use de mots forts, frontaux, des mots qui reconnaissent les difficultés et la dureté de ce chemin, autant que sa nécessité. Elle parle de « se détricoter » pour désigner un véritable processus de désensorcellement. Cette voix révolutionnaire parviendra-t-elle à atteindre des personnes autres que celles qui sont déjà engagées dans cette réflexion, autres que celles qui sont déjà convaincues du bienfondé de tels postulats ? L’intransigeance du ton et des propos permet d’en douter, mais à ceux et celles qui ont choisi la trajectoire décoloniale, cette manière de vivre, elle donne certainement des arguments redoutables

130742448_4034872306542455_1489225617631315496_o_5

Articles connexes

Voir plus d’articles