Créer des territoires utopiques. Conversation avec Jessie Mill et Martine Dennewald

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16.05.2023

À l’aube de l’édition 2023 du Festival TransAmériques, qui se tiendra du 24 mai au 8 juin, Marion Malique s’est entretenue avec Jessie Mill et Martine Dennewald, toutes deux co-directrices artistiques du FTA pour la deuxième édition consécutive.

Marion Malique : Lorsque l’on regarde l’édition 2023 du Festival TransAmériques, trois thèmes principaux ressortent, soit l’autochtonie, la mémoire du territoire et la diversité. Est-ce que ces thèmes ont guidé et accompagné vos choix en amont, au niveau de la programmation artistique, ou est-ce qu’ils se sont imposés par la suite ?

Martine Dennewald : Quand on regarde la programmation du festival, on s’aperçoit que c’est un tissu : un tissu fait d’énormément de fils qui sont en partie choisis par Jessie et moi, bien sûr, mais dont la matière provient aussi de ce que les artistes créent et de ce qu’ils nous proposent. Le festival n’est pas une proposition uniquement signée par deux personnes, c’est une œuvre collective, produite par des gens venus de différents endroits du monde où les mêmes mots peuvent signifier des choses très différentes. Si Jessie et moi regardons ce tissu, on peut discerner ces fils-là (mémoire, territoire, diversité). Ils existent et ce n’est pas une coïncidence, mais ils font partie d’un tout.

Jessie Mill : Je reprendrais le mot « diversité » parce que, pour moi, c’en est un qui soulève des émotions mitigées. Quand je parle avec Marie-Hélène Falcon, la fondatrice du Festival TransAmériques, je me rends compte que la définition de diversité qu’on adopte est exactement celle qu’elle donnait au festival à ses débuts, mais qu’aujourd’hui, ce terme a proliféré et qu’il a perdu une partie de son sens en devenant une sorte de mot-clef. Martine et moi, on se pose toutes sortes de questions qui sont liées à la diversité, à l’altérité, à la présence d’artistes racisé(e)s dans le festival. Il ne faut pas uniquement que ces artistes soient représenté(e)s dans la programmation : on cherche aussi de quelles façons parler de leur esthétique, de leur pratique artistique, de leur parcours, de leur influence, des résonances qu’ils et elles peuvent avoir dans plusieurs territoires du monde. Quand on se questionne, il y a pleins d’autres mots qui apparaissent et viennent bousculer la préséance de celui-là.

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MM : Dans votre posture de co-directrices artistiques du FTA, quelle serait votre définition du territoire, d’un territoire? Quelle relation le festival entretient-il avec les Amériques et comment souhaitez-vous maintenir, réactiver ou repenser ce lien?

JM : Quand Marie-Hélène Falcon a baptisé l’événement « Festival de Théâtre des Amériques », ancêtre du Festival TransAmériques, d’emblée elle savait qu’elle ne ferait pas un festival qui ne s’intéresserait qu’aux Amériques, mais plutôt qu’elle était en Amérique et que ce serait à partir de là qu’elle travaillerait et qu’elle rencontrerait tous ces gens. Pour elle, il y avait quelque chose à explorer dans le fait de circuler en Amérique et de penser les Amériques fantasmées, voire de devenir ces Amériques fantasmées. Même si on n’est pas dans ce paradigme-là avec Martine, j’aime quand même rappeler qu’à la base du festival il y avait quelque chose qui détournait la notion de géographie traditionnelle. Les choix de déplacements que nous faisons viennent définir le bassin d’artistes avec lequel nous allons travailler pour une année ou deux, et ce sont eux qui font ensuite apparaître des territoires dans le festival. Ce sont, pour moi, des territoires utopiques.

On a un vrai désir de réactiver nos liens avec les différentes communautés artistiques des Amériques et on rêve que ces liens s’étendent le plus au Nord et le plus au Sud possible, mais c’est un travail qui prend du temps. On constate aujourd’hui que c’est très facile de prendre l’avion pour aller à Berlin, à Paris ou à Bruxelles pour assister à des spectacles dont on entend parler partout. Cela nous demande un autre travail pour comprendre les dynamiques des pays, des régions ou des villes des Amériques. Pas parce qu’il y a moins d’artistes ou moins de travaux intéressants, au contraire, mais plutôt parce qu’il y a une hégémonie du marché des arts vivants dominée ou régie par l’Europe et par les grandes institutions européennes. Seul le temps va nous permettre de créer de véritables liens avec des artistes des Amériques, mais aussi avec des artistes des diasporas locales. On se pose aussi toutes sortes de questions : comment mieux connaître les artistes qui, par différents mouvements de migration, ont choisi Montréal comme ville et qui abandonnent un peu leur pratique artistique ou qui l’importent ici d’autres manières? Comment être informées de ce qui n’est pas encore institutionnalisé en Amérique du Sud? Comment inscrire notre subjectivité dans ces nouvelles relations, entrer en dialogue avec certain(e)s artistes?

MD : Ce n’est pas seulement une question de distance, car les axes New York-Paris, New York-Berlin, même New York-Tokyo ont toujours fonctionné malgré elle. Ce sont des choix politiques qui ont été faits historiquement et qui font partie du projet colonial. L’Europe choisit certains endroits dans le monde pour faire son commerce, pour recruter de la main d’œuvre, pour étendre son territoire. Tout ça n’est pas innocent ; le lien direct avec l’histoire coloniale de l’Europe est réel et assez visible. En même temps, même si c’est plus compliqué de se rendre à Whitehorse ou en Patagonie, ce n’est pas impossible. Souvent, il suffit de faire un effort supplémentaire pour créer le contact, et nous avons ces moyens-là à notre disposition. Il ne faut pas non plus teinter ce geste d’un héroïsme particulier.

Ce pas vers l’inconnu est extrêmement précieux pour quelqu’un qui fait de la programmation artistique. Finalement, à un niveau très philosophique, c’est bien ça, la question qui se pose : non pas « qu’est-ce qu’on sait ? » ou « qu’est-ce qu’on sait qu’on ne sait pas ? », mais plutôt « qu’est-ce que nous ne savons même pas que nous ignorons ? ». L’horizon qui nous échappe, c’est là qu’il faut essayer d’aller. Cette tentative fait partie d’un mouvement plus global de questionnement des institutions culturelles, qui sont non seulement interrogées sur leurs pratiques, sur les enjeux de pouvoir qu’elles maintiennent ou ignorent, mais aussi sur l’horizontalité ou non de la structure et sur la place que les artistes peuvent occuper au sein même de cette structure. De plus en plus, des artistes nous demandent de leur prouver que nous sommes un bon cadre pour elles et eux. Pour nous, cela importe énormément que nous soyons ce cadre adéquat, ce cadre qui les soutient, qui leur permet de rayonner. C’est un bon exercice de s’adapter, d’apprendre à être suffisamment flexibles et ouvertes à ces différentes pratiques.

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MM : Quel spectacle de l’édition 2023 illustre le mieux cette définition des territoires utopiques selon vous?

JM : Certainement Vástádus eana, qui se traduit par « La réponse est le territoire » ou The Answer is Land. C’est un spectacle d’Elle Sofe Sara, une chorégraphe Sámie qui se nourrit du répertoire du joik, ces chants traditionnels de la Sápmi, territoire à cheval entre plusieurs pays d’Europe du Nord. Le peuple sámi vit avec les stigmas et les relents d’une oppression systémique qui dure depuis le 17e siècle et qui persiste encore aujourd’hui différemment. Sofe Sara puise sa matière dans des éléments d’expression culturelle comme ces chants, qui se connectent littéralement à la nature et au territoire. C’est quelque chose de plus littéral que de chanter le territoire : on chante là où on est – on chante la nature, la montagne, la rivière, la saison, l’animal. Elle s’inspire aussi de la gestuelle quotidienne et des tactiques de résistance des Sámis. Ce sont tous ces éléments à la fois physiques et incarnés qui redonnent de l’importance à ce peuple, à son existence, à son identité et à son territoire. On ne peut plus nier l’existence de ce dernier lorsqu’il est ainsi incarné, chanté et ressenti. C’est une manière de le définir autrement. Dans Vástádus eana, Elle Sofe Sara tient un discours très articulé et très politisé tout en proposant une expérience esthétique. C’est un emportement et un soulèvement que l’on peut apprécier sans avoir de connaissances préalables du discours décolonial. La proposition travaille à travers la beauté, la transcendance et la sublimation. Même si on veut avoir un discours politique, la raison pour laquelle nous sommes programmatrices de festival et non pas politiciennes, c’est qu’on a envie de ressentir dans nos chairs ce que représentent ces questions pour celles et ceux qui les incarnent.

Crédits photos : Antero Hein, Hamza Abouelouafaa

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