Chaos originel

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Violence. Texte, mise en scène et interprétation : Marie Brassard ; conception sonore et musique live : Alexander MacSween ; scénographie et régie plateau : Antonin Sorel ; lumières : Mikko Hynninen ; images vidéo et projections en direct : Sabrina Ratté ; montage des images du Japon : Nicolas Dufour-Laperrière ; conseillère à la dramaturgie : Morena Prats ; un spectacle de Infrarouge ; coproduction Festival TransAmériques + Theater der Welt (Düsseldorf) + Théâtre français du Centre national des Arts (Ottawa) + Athens and Epidaurus Festival (Athènes) + Usine C. Présenté au Théâtre Jean-Duceppe du 27 mai au 2 juin 2021.

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« On dirait un théâtre, il doit y avoir une histoire, mais je ne la comprends pas. » Ce serait tentant d’arrêter ici, sur cette phrase prononcée par une voix hors champ, pour essayer de décrire ce qui se passe dans Violence, la nouvelle création de Marie Brassard. Cette œuvre intangible, parfois insaisissable, explore les zones floues du rêve, de la mémoire ainsi que du brouillage entre le réel et l’imaginaire. Autant de terrains de jeu familiers pour les spectactateurs des solos de Brassard depuis Jimmy, créature de rêve, créé il y a 20 ans.

Je dis spectacle solo, mais l’expression n’est qu’à moitié appropriée : aux côtés de l’actrice se trouvent le musicien Alexander MacSween (d’abord caché sous une estrade, puis révélé sur scène) et, par l’entremise de trois écrans situés en fond de scène, la danseuse Miwa Okuno et l’actrice Kyoko Takenaka. Ceci sans compter les images de Sabrina Ratté, projections abstraites sur les écrans qui évoquent des villes inondées, des montagnes qui se renversent, de la végétation fuyante ou des formes géométriques colorées, qui nous entraînent vers des mondes possibles, passés ou futurs.

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Il est souvent question de sensations dans ce spectacle. « Au début il n’y a rien, ni forme, ni couleur », dit une voix en guise d’ouverture. La musique planante de MacSween se fait entendre pendant que, sur l’écran de droite, une femme au sol peine à se lever. Cadrée en plan fixe, filmée en noir et blanc, elle se meut de plus en plus vite, dans une série de gestes saccadés, de bruits et de cris qui laissent peu à peu place à la fluidité du mouvement et des mots.

D’une certaine manière, cette lente « mise au monde » d’un corps d’abord inanimé est fidèle à l’étrangeté de l’œuvre. Fruit de la collaboration avec Miwa Okuno et Kyoko Takenaka, mais aussi avec le cinéaste Shingo Ota, Violence devait être un spectacle à plusieurs voix. Amputé de ce volet international pour les raisons que l’on sait, la nouvelle forme du spectacle garde les traces de son processus de création et se trouve plutôt augmenté d’images tournées au Japon par le réalisateur. Ce qui devait être un spectacle à plusieurs têtes s’est donc transformé en cours de route en « création solo à distance », prolongation du work in progress amorcé avec la première mouture de l’œuvre, Introduction à la violence, en 2019.

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Une femme s’adresse à une autre : « M’entendez-vous? » La seconde essaie de « comprendre ce qui [lui] est arrivé », elle qui se souvient de toutes les catastrophes récentes, mais aussi de toutes ses morts. À la manière d’Alice, la femme traverse « de l’autre côté de l’image », ouvrant la porte moins vers un univers onirique ou magique que vers les méandres de ses vies passées, fantasmées ou imaginées. Comme dans ses créations précédentes, Marie Brassard joue avec les technologies du son pour « incarner » (à défaut d’un meilleur terme) les différents personnages, tout en maîtrisant la scène de long en large avec la présence magnétique qu’on lui connaît.

L’œuvre progresse par séquences et par allers-retours entre ce qui pourrait être les souvenirs de la femme (une soirée dans un bar, son enfance, un après-midi sur un quai) et la vie de cette autre femme au Japon, que la première ne connaît pas, mais avec qui elle semble intimement liée. Pour illustrer ce va-et-vient, le spectacle passe d’un moment à l’autre en opérant des transitions brusques (« black-out », dira la femme à plusieurs reprises).

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Entre la musique qui prend parfois des accents à la John Carpenter (la trame sonore de Halloween, notamment), les modulations de la voix de Brassard pour donner des effets sinistres au Temps des cerises d’Yves Montand ou encore les vidéos qui se teintent d’un rouge sang, Violence porte souvent bien son nom.

L’œuvre est par moments angoissante, mais aussi mélancolique et empreinte d’une certaine tendresse. Elle nous rappelle qu’à l’origine du monde et de la vie se trouve le chaos, certes violent, mais aussi créateur. Marie Brassard craint le moment où la catastrophe sera advenue, où « il n’y aura plus rien », des champs et des fleurs à la solidarité ou à l’amour. Pour s’y opposer, elle invite à entendre l’appel de Léonne (sa filleule, dont les sages mots d’enfant constituent la genèse du spectacle), à « aimer la vie, malgré la violence ».

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crédits photos : Marlène Gélineau-Payette

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