C’est dans un théâtre que je pleure

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17.11.2022

La fureur de ce que je pense. Texte : Nelly Arcan (collage). Idéation et développement : Sophie Cadieux. Mise en scène et adaptation : Marie Brassard. Interprétation : Christine Beaulieu, Sophie Cadieux, Larissa Corriveau, Evelyne De La Chenelière, Johanne Haberlin, Julie Le Breton, Anne Thériault. Collaboration à l’adaptation et dramaturgie: Daniel Canty. Musique : Alexander MacSween. Scénographie et accessoires : Antonin Sorel. Assistance aux accessoires : Alex Hercule Desjardins. Sonorisation et régie son : Frédéric Auger. Costumes : Catherine Chagnon. Assistance aux costumes : Éric Poirier. Lumières : Mikko Hynninen. Maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Coiffures : Patrick G. Nadeau. Une coproduction d’Infrarouge et d’Espace Go en coproduction avec Théâtre français du CNA (Ottawa), Festival Transamériques (Montréal) et Parco (Tokyo). Présenté au Théâtre Espace Go du 8 novembre au 3 décembre 2022.

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D’abord créée en 2013, La fureur de ce que je pense rend hommage à l’écrivaine qu’était Nelly Arcan. Sept « chants » tissent des extraits tirés de Putain, Folle et L’enfant dans le miroir, des œuvres qui se répondent à plusieurs égards, notamment par leur manière de faire progresser le récit par « libres associations et digressions retenues par un noyau d’idées obsédantes », comme on peut le lire dans la présentation de la pièce. Cette dernière n’a aucune visée biographique, malgré la fascination que continue d’exercer le destin de l’écrivaine née sous le nom d’Isabelle Fortier. Sept interprètes donnent plutôt à voir comme à entendre la « fureur » sous-jacente aux écrits de Nelly Arcan, qu’elles révèlent par le processus d’une mise en corps.

Du texte à la mise en scène

À l’arrivée des spectateurices dans la salle, les décors sont complètement plongés dans le noir. Les lumières s’ouvrent et dévoilent quatre des neuf « chambres » où sont exposées six femmes en tenues de soirée. Derrière des vitres, elles paraissent figées dans leurs poses comme si elles étaient prises dans une réalité en suspension, entre l’animé et l’inanimé, entre la vie et la mort. L’effet est saisissant. Le spectacle se déroule tout entier ou presque dans ces espaces cubiques répartis sur deux rangées, évoquant des intérieurs de maison, mais aussi des univers plus abstraits. Au-delà des lieux concrets auxquels renvoient les décors, la scénographie joue sur une dualité centrale dans l’œuvre de Nelly Arcan, qui réfléchit constamment à l’image et au rapport à l’autre : les vitres – ou vitrines – qui permettent d’observer l’action suggèrent aussi bien le geste de s’offrir au regard que le fait de se maintenir – ou d’être maintenu.e – à distance.

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Mes lectures de Folle et de Putain m’ont laissé le souvenir d’une écriture puissante et extrêmement maîtrisée, mais que j’avais appréhendée sans réfléchir à son oralité, à sa possible dimension incarnée. Dans sa mise scène, Marie Brassard donne une corporalité aux mots de Nelly Arcan. La sensorialité prime, c’est-à-dire que la proposition s’adresse sans doute moins à l’esprit qu’aux sens. La fureur de ce que je pense s’inscrit dans la lignée d’Artaud, qui rêvait, dans Le théâtre et son double, d’un théâtre parlant son langage et sa poésie propres, tournant le dos à la psychologie pour « prendre la sensibilité du spectateur sur toutes ses faces ». La musique d’Alexander MacSween, les éclairages et le jeu parfois très physique des comédiennes concourent à cet effet.

Le texte est récité, crié, psalmodié, chanté par moment. Le principe du « chant », qui renvoie à une variante plus sensible du langage, mais aussi à son caractère sacré, est ainsi parfois appliqué à la lettre. Il n’y a pas de personnages à proprement parler dans la pièce, mais des corps traversés par des voix venues d’un lieu indéterminé. Ceux-ci souffrent, dansent, s’agitent en mouvements saccadés, tremblent, se désarticulent. Ils jouent la douleur dépeinte dans les textes de Nelly Arcan – leur cruauté, pour emprunter à nouveau à Artaud. Le résultat est assez déstabilisant, ce qui explique peut-être la réaction du public, qui m’a parue un peu mitigée. Mais grâce à l’audace de leur proposition, Marie Brassard et Sophie Cadieux réussissent selon moi à nous transporter dans un univers qui n’est pas directement suggéré par les œuvres de l’écrivaine, et en ce sens à leur rendre hommage tout en s’affranchissant de l’autorité qu’elles pourraient avoir.

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Nelly et ses doubles

Ne serait-ce que pour les éléments évoqués plus haut, on voit tout de suite l’intérêt de transposer l’œuvre de Nelly Arcan sur les planches. Or, il y a également, à l’intérieur même des textes de l’écrivaine, un réseau de sens qui se rattache d’emblée à une pensée de la représentation. Chez Arcan, le regard subi est aliénant, mais son absence est synonyme d’effacement, voire de destruction pour les narratrices : « je suis un décor qui se démonte lorsqu’on lui tourne le dos ». Il faut être la plus visible des femmes. Les narratrices de l’écrivaine ne cachent pas que le texte est un lieu où s’exhiber, où travailler son image, par exemple lorsque l’une d’elles parle du « théâtre où se joue [s]on agonie » ou proclame « Je mourrai comme on meurt au théâtre ». L’exposition au regard est intrinsèquement ambivalente : elle « donne un sens à [l]a vie », mais elle instaure une distance qui, en retour, empêche de vraiment s’ancrer parmi les autres.

Dans La fureur de ce que je pense, le flot continu des mots nous échappe en partie et il faut en quelque sorte accepter de déhiérarchiser le rapport entre texte et mise en scène pour se laisser happer par un ensemble de sensations. Certaines images se détachent cependant d’elles-mêmes, tant elles sont frappantes. Les extraits choisis rappellent ainsi la force créatrice de Nelly Arcan. Parmi ces images, un étrange rêve-fantasme dans lequel l’écrivaine imagine un noyau de femmes toutes semblables et toutes à la fois filles, mères et sœurs.

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Nelly Arcan s’est souvent donné des doubles, a construit des chambres de miroirs comme solution à la solitude, à l’impossibilité de prendre sa place dans le monde. Mais comme les six femmes confinées dans leurs « chambres » semblent condamnées à leur douleur, la multiplication des doubles de papier ne peut rompre le cycle de la destruction. Or, évoluant indépendamment de ces six interprètes, une septième femme (Anne Thériault) passe d’un espace à l’autre, présence spectrale et énigmatique qui trouble l’étanchéité des cloisons, brise la sérialité propre à la mécanique de la pièce. Incarne-t-elle l’idée d’un mouvement dans la trame du temps, d’un passage entre la vie et la mort ? Est-elle porteuse d’une hantise, ou plutôt d’un espoir ? La fureur de ce que je pense ne cherche pas à donner de réponses. Semblable à un terrible rêve éveillé, la pièce inscrit les mots de Nelly Arcan dans notre conscience pour nous communiquer leur implacable beauté.

crédits photos : Antoine Raymond, Marlène G. Payette, Caroline Laberge

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