Cent ans d’homicides

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31.05.2017

Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013) ; dramaturgie : Eszter Salamon et Ana Vujanović ; interprétation Boglárka Börcsök, João Martins, Yvon Nana-Kouala, Luis Rodriguez, Corey Scott-Gilbert, Sara Tan ; lumières : Sylvie Garot ; son : Wilfrid Haberey ; costumes : Vava Dudu. Un spectacle de Eszter Salamon présenté à l’Usine C les 30 et 31 mai 2017.

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Stèle à la mémoire de tout un chacun et de personne en particulier mais surtout fresque d’un siècle incomparablement violent, Monument 0, le premier d’une série, nous annonce sa conceptrice d’origine hongroise Eszter Salamon, pose les jalons d’une réflexion sur la guerre, nous excluant et nous invitant tout à la fois. Exclus, forcément, car que pouvons-nous, montréalais en temps de paix, connaître de la guerre ; et inclus, puisque la question que pouvons-nous ignorer de la guerre n’a jamais été aussi criante.

Les premiers moments du spectacle établissent d’emblée un pacte de durée, tout près de devenir un synonyme de difficulté. Après tout, le programme et le titre annoncent cent ans de guerres à commémorer. Les nombreux temps de la chorégraphie seront présentés selon diverses tangentes de gradation, entrecoupés de noirs complets. De solos en duos, en trios et ainsi jusqu’à six, les tableaux se succéderont, nappés d’une lumière blanche parfois si faible que les danseurs nous apparaissent flous, irréels, comme gazés. La crudité de la lumière et les détails des corps et visages – costumés et maquillés selon une esthétique tribale/primitive – qu’elle permettra de révéler iront, comme le nombre des danseurs, s’accroissant. À cette scénographie s’ajoute une fréquence mi-haute, audible pendant presque toute la représentation et semblable à celle produite par un doigt humide contre un verre ou par un harmonica de verre, qui vibre, à la limite de la stridence. Trait sonore continu et jaillissements visuels hétérogènes, Monument 0 travaille constance et ruptures, comme dans la guerre tue, comme dans la guerre tue des vies, des millions de vies uniques.

Vive la mort

C’est donc après un long noir que la première apparition survient, et il m’en faudra quelques autres avant de pouvoir discerner la sémiotique des accoutrements – dans mon calepin, j’ai noté : arlequin (?), puis chevalier (??) et enfin squelettes, manière Día de los Muertos. Comme pour les costumes (simples, mais diablement efficaces, signés Vava Dudu), les mouvements sont manifestement empruntés à différentes cultures et traditions ; or, ma médiocre encyclopédie anthropologique de la danse ne m’aura permis d’identifier avec certitude (et encore) que le haka maori. On percevra néanmoins aisément dans plusieurs configurations des codes implicites et surtout certaines humeurs, tantôt recueillies, ailleurs explosives.

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Chose certaine, on a affaire à six danseurs d’une intensité giflante, nerveux et habités. Le degré de précision attendu de la chorégraphie est variable, de relâché à clinique, ce qui confère aux tableaux un large spectre de possibilités expressives, entre dépossession cathartique et ritualisation extrême. Quelques sauts, aucun porté, peu de mouvements au sol, ce sont essentiellement douze pieds qui fouleront et frapperont ce dernier, une percussion au tempo souvent effréné, amplifiée d’occasionnels coups de bâtons. Ce sont deux danseuses et quatre danseurs debout et défiants qui nous fixeront de tout le blanc de leurs yeux, avec leurs grimaces qui glissent de drôles à douloureuses, avec leurs dégaines brusques de morts joyeux, joyeux mais morts. Pantins sans maître, toutes articulations désarticulées et sans chair visible à l’exception des mains, les figures ainsi (dés)incarnées ont quelque chose d’amulettes, de fétiches sur lesquels un implacable démiurge se défoulerait, mais à travers lesquels le public apprivoise néanmoins sa mort.

C’est un scénario qui amuse, à cette distance, mais finit par peser. Car entre les sourires à pleines dents et le pantomime comique se profilent en effet des gestes plus lestes mais tout aussi vigoureux, des arcs répétés, coupants, obstinés. C’est un théâtre de la cruauté, en peu de mots, auquel on assiste, un Grand-Guignol qui, au détour d’une blague grotesque, nous poignarde en pleine tête.

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La mort au choix

Aussi inéluctable et universelle qu’elle soit, la mort devant nous jouée hier soir n’est pourtant pas celle connue ou à connaître de tous. La mort injuste, la mort violente, la mort criminelle n’attendait vraisemblablement personne d’entre nous au sortir de l’Usine C. Ainsi se vit l’Histoire, même dans ses pans les plus ignobles, à distance. Et par complicité, faudrait-il ajouter, puisque les morts de la guerre ne sont-elles pas un peu nos morts, celles commises par les plus forts ? Il faut savoir admettre d’où nous observons l’Histoire et encore plus la regarder en face. À cet égard, le segment final du spectacle, où les écriteaux noirs qui bordent les trois murs de la scène sont mis à contribution pour étayer le bilan démesuré de la violence des humains, vient souligner de manière émouvante combien notre vision de la guerre est volontairement partielle, jamais totale.

Question d’éthique, en fin de compte, que de se laisser toucher ou pas par cette proposition brutalement simple : tous, nous tuons, mais tous ne mourront pas de la guerre. Monument 0 agit comme une fable d’une vérité indéniable mais d’une portée possiblement lointaine sur chacun, selon la rigidité de nos dénis personnels. La question demeure toutefois suspendue dans nos consciences : que pouvons-nous ignorer de la guerre, et comment nier qu’elle est la faute de nos semblables, contre nos semblables ? 

crédit photos : Ursula Kaufmann

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