Ce que disent les morts

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22.02.2019

Denis Côté, Répertoire des villes disparues, Couzin Films, 2019, 97 minutes.

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Les films de Denis Côté (Curling, Vic+Flo ont vu un ours, Boris sans Béatrice) semblent toujours trouver leur impulsion dans un amour véritable du cinéma et de son langage. Répertoire des villes disparues, le plus récent long-métrage du réalisateur, possède indéniablement l’originalité à laquelle ce dernier nous avait habitués. Dans un habile mélange de tons et de références qui n’est pas exempt d’une grande poésie, Denis Côté offre ici un miroir à certaines de nos hantises collectives.

Librement adapté du roman éponyme de Laurence Olivier (Les Herbes rouges, 2015), Répertoire des villes disparues s’ouvre sur la mort du jeune Simon, « accident de la route » qui a tout l’air d’un suicide et qui crée une brèche dans l’existence des habitants du village – fictif – d’Irénée-les-Neiges. Dans un climat social déjà tendu, chacun est aux prises avec un quotidien dans lequel, comme le dit un des protagonistes du film, tout semble rendu possible. Peu à peu, d’énigmatiques étrangers se font voir, qui, on le découvrira plus tard, sont des morts, des gens ayant autrefois vécu sur les lieux. Ce ressort narratif a valeur métaphorique : plusieurs des habitants d’Irénée-les-Neiges sont hantés par le passé, dont ils ne savent faire le deuil. Dans le cas des parents (Josée Deschênes, Jean-Michel Anctil) et du frère (Robert Naylor) de Simon, Jimmy, le deuil à faire est personnel, familial. Pour d’autres, il est plutôt, disait Denis Coté en entrevue au Devoir, celui d’un « Québec fantasmé /01 /01
https://www.ledevoir.com/culture/cinema/547347/denis-cote-et-les-deuils-…
 ». Le réalisateur s’est intéressé à une certaine xénophobie du quotidien. Mais, malgré quelques moments plus didactiques, cette dimension du film n’est jamais ostentatoire. Le village d’Irénée-les-Neiges vaut aussi, en dehors de sa valeur représentative d’un certain milieu social, comme métaphore de l’enfermement, du refus de s’ouvrir à l’autre et au changement. Plus encore, le choix du lieu semble déterminé par des considérations stylistiques : filmé sur pellicule Super 16, Répertoire des villes disparues est avant tout une œuvre d’une grande force esthétique. Denis Côté peint un Québec en plein hiver, hostile et inquiétant (il se permet d’ailleurs quelques clins d’œil ludiques au cinéma d’horreur) dans lequel ne subsiste guère la vision pittoresque ou mythique parfois associée au territoire.

Le visible et l’invisible

Dans une scène saillante du film, la mairesse d’Irénée-les-Neiges (Diane Lavallée) reçoit dans son bureau une psychologue envoyée par le comté pour aider la communauté. L’attitude de la mairesse, qui demande avec condescendance son nom à la visiteuse, est tout de suite conditionnée par ce qui est immédiatement visible : la femme est voilée, signe qui n’est manifestement pas bienvenu. Mais celle qui connaît personnellement tous les habitants du village aura bientôt à affronter un monde de signes bien plus menaçants, qui semblent être les indices d’une lente distorsion du réel. Que faire quand les signes sont opaques, que rien ne permet de percer leur secret (par exemple, quand plusieurs habitants du village assistent ébahis à la lévitation d’Adèle (Larissa Corriveau), personnage ambigu, qui semble avoir accès à tout un monde invisible) ? Que faire, par ailleurs, quand les signes sont tout simplement absents ? Après la mort de son frère, Jimmy erre dans les environs du village en quête de manifestations consolatrices. C’est la puissance même de son désir qui semble finalement susciter les apparitions de Simon, rapidement  suivies par celles des autres « revenants ».

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Chacun réagit différemment à ce retour du passé. André (Rémi Goulet), le personnage qui entretient le rapport le plus constructif et décomplexé au village en train de se démanteler, n’en fait que peu de cas, ce qui montre bien que ces morts ne sont le miroir que de ceux qui ont déjà en eux quelque chose de mortifère. Le film est polyphonique : son personnage principal n’est pas un individu pris isolément, mais une communauté protéiforme, grand protagoniste à multiples facettes. En conséquence, le film appelle lui-même une multiplicité de lectures. On y trouve assurément, comme spectateur, un plaisir d’interprétation suscité par certains moments équivoques ou énigmatiques : un regard caméra de Simon à la toute fin du film, par exemple, ou encore ces scènes récurrentes où l’on voit un quatuor d’enfants masqués, sorte de version inquiétante des jeunes déguisés pour mardi gras dans Pour la suite du monde (Pierre Perrault).

Sous le signe de la ruine

La communauté que nous présente le film semble souvent dépourvue d’énergie. Répertoire des villes disparues a pour décor une nature morne et grise. On entend continuellement le bruit du vent, dont Denis Côté a bien su tirer profit, conjointement à un habillage sonore plutôt dépouillé (et qui rappelle lui aussi le cinéma d’horreur). La nature n’est pourvoyeuse d’aucune richesse, puisque la mine qui employait toute une partie des gens de la région vient de fermer. Les seuls protagonistes qui semblent posséder l’impulsion nécessaire à la création se heurtent à des impasses, comme Pierre (Hubert Proulx), qui a le projet de rénover de fond en comble une vieille maison abandonnée aux limites du village, mais qui se bute à la résistance de sa conjointe (Rachel Gratton) et des lieux eux-mêmes, hantés par leurs anciens habitants. Les deux scènes de fête, dans le film – un party du Nouvel An et l’anniversaire de Simon – manquent d’allégresse. Tout au long du film, malgré un humour très efficace, on sent affleurer une lassitude qui est également au cœur du livre de Laurence Olivier.

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Denis Côté a d’ailleurs bien su en reproduire la poésie. Le roman fait alterner des poèmes en vers et des fragments en prose, dans une esthétique fragmentaire que le film transpose à certains moments. Le point de vue narratif est changeant. Des morceaux de paysages, éclats de glace ou rangées d’arbres qui défilent, n’apparaissent que quelques secondes à l’écran, et sans rapport avec le récit central. Tout cela, avec l’instabilité des images filmées caméra à l’épaule, contribue à l’onirisme du film, à son caractère défamiliarisant. Un même procédé revient fréquemment : les espaces extérieurs sont entrevus à partir de décors intérieurs, à travers les fenêtres d’une maison ou le pare-brise d’une voiture, et comme découpés par eux. Mais l’intérieur et l’extérieur se caractérisent par la même hostilité, comme si, bien qu’enclins au repli, les habitants d’Irénée-les-Neiges n’étaient nulle part vraiment chez eux.

Le film semble répéter en filigrane ces mots de Laurence Olivier : « nous regrettons / de n’aimer que des choses temporaires / une rivière gelée / la lumière d’automne / tout ce que nous mettons à mort ». À force de vouloir que les choses se perpétuent, on risque peut-être de les vider de leur substance, et d’en faire de simples noms dans un répertoire.

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