Cachez ce saint…

Tartuffe
23.05.2015

Tartuffe, d’après la comédie éponyme de Molière, traduction allemande de Wolfgang Wiens

Mise en scène de Michael Thalheimer, dramaturgie de Bernd Stegemann, scénographie d’Olaf Altmann, costumes de Nehle Balkhausen, lumière d’Erich Schneider, musique de Bert Wrede. Avec Lars Eidinger, Cathlen Gawlich, Franz Hartwig, Ingo Hülsmann, Urs Jucker, Eva Meckbach, Felix Römer, Kay Bartholomäus Schulze, Tilman Strauss et Luise Wolfram.

Un spectacle de la Schaubühne présenté du 22 au 24 mai 2015 au Monument-National dans le cadre du Festival TransAmériques.

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Commençons par l’essentiel : les yeux de l’homme ; mi-bleu mi-vert, son regard enchante et ensorcèle. Le voir ou se faire voir par lui, c’est déjà être charmé. On a beaucoup insisté, au sujet de ce Tartuffe, sur la chose religieuse, et donc sur l’actualité du spectacle rimant, air du temps oblige, avec intégrisme ; on a évoqué les attentats à Charlie Hebdo, on a aussi sûrement pensé aux presque nombreuses décapitations à survenir dernièrement. C’est pourtant ici beaucoup sur la fascination – religieuse, certes, mais il y a plus – qu’on devrait s’interroger, et sur laquelle la mise en scène de Michael Thalheimer, ce me semble, se penche en partie.

Le Tartuffe qui entre en scène a des allures de bad boy tourmenté et mal en point, récitant notamment les Béatitudes d’un ton rauque et monotone rappelant en quelque sorte – mais de façon (beaucoup) plus virile – les sermons en chaire de nos bons vieux curés, cela sur de graves airs d’orgue. Ses longs cheveux et son corps taillé au couteau évoquent vite la figure christique, et les mots tatoués sur son torse ne sont pas sans rappeler qu’à un moment donné, le Verbe s’est fait chair. Mais au-delà des mots, il y a aussi un homme à l’égard duquel il est visiblement difficile de rester insensible ; le pouvoir de séduction qu’exerce le protagoniste sur ses hôtes se traduira par des baisers auxquels tous, sans exception, s’adonneront, donnant ainsi à la fascination une dimension toute charnelle.

Le décor fait tout de suite penser – d’autres observateurs, ailleurs, ont aussi remarqué la chose – à celui des Aiguilles et l’opium. Sauf qu’ici le cube qui tourne sur lui-même ne crée pas, comme dans le cas du spectacle de Lepage, un mouvement où la pensée voyage dans un univers onirique : l’espace scénique de Thalheimer ressemble plutôt à un boulier dans lequel les personnages deviennent de simples numéros roulant et s’effondrant et se mélangeant dans la machine infernale créée par Tartuffe. Demeure fixé au plancher le fauteuil – qui deviendra un temps l’observatoire d’où Orgon devient spectateur de la fameuse scène entre son protégé et son épouse qui lui dessillera finalement la pupille – et, en guise de pivot bien accroché au fond de l’arène (comme celui du Parlement québécois), le crucifix qui ne bouge pas d’un pouce alors que toute la compagnie perd ses repères.

Dans ce fouillis familial, dix comédiens au jeu extrêmement dynamique. Et irréprochable. Madame Pernelle, interprétée par un homme, s’arrache littéralement les cheveux sur la tête dès ses premières répliques pendant lesquelles, seule en scène, elle donne le ton au spectacle. Dorine, généralement impassible, prend les airs d’une messagère qui, bien qu’on devine qu’elle sait ce qui va arriver, ne semble pas avoir totalement abandonné certains espoirs d’être encore désirée. Mariane et Valère, en véritables pantins mécaniques, sont aussi ridicules que de jeunes amants qui se laissent aller aux premiers tics généralement sordides de la passion. Damis est ici un garçon idiot et loufoque. Orgon, quant à lui, semble possédé à diverses occasions – notamment lors de la scène où, (n’)entendant (pas) qu’Elmire est souffrante, il réclame des nouvelles de Tartuffe avec une voix et un regard démoniaques –, et devient un sympathique acrobate pour s’accrocher à son fauteuil avant de devoir faire face à sa désillusion. Enfin, mentionnons le numéro de Monsieur Loyal qui, malgré un style burlesque un peu réchauffé qui n’a pas manqué de désopiler une bonne partie de la salle presque comble, affichait une étonnante virtuosité physique.

Tartuffe

Photos : Katrin Ribbe

Or malgré ses innombrables qualités, ce Tartuffe n’est peut-être pas aussi mordant que ce qu’on annonçait. S’il est vrai que la comédie revêt à plusieurs reprises des allures de drame – le metteur en scène a d’ailleurs laissé tomber la fin heureuse de la version originale –, s’il est vrai que le jeu brillamment grotesque des comédiens donne parfois à rire jaune, s’il est vrai, enfin, que le protagoniste «devient une autorité cruelle» (Thalheimer dans le programme du spectacle), on est loin du Molière «passé à l’acide» que vendait le programme du Festival.

Mais «magnétisme inquiétant» ou pas, fausse dévotion ou pas, il y a dans les saintes écritures plusieurs valeurs morales dont la société actuelle fait désormais fi. Et en ce sens, c’est dans sa mise en scène du rapport trouble qu’on entretient désormais avec la religion (et certains de ses enseignements) que le spectacle tire sa force ; encore une fois, les manières dont on parle de cette production en cette contrée qui, faut-il le rappeler, a finalement vu sa première production locale du Tartuffe il y a à peine soixante ans, est révélatrice de notre inquiétude acharnée envers le religieux. On touche ici à la question de la représentation, des images qu’on se fait et qu’on choisit de vénérer – pas toujours pour les bonnes raisons –, ce qui risque tôt ou tard, tel que le rappelle la dernière réplique de la servante qui clôt le spectacle, de s’accompagner d’humiliation. Ça aussi nous connaissons.

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