Au commencement était la vie, à la fin aussi

limites_infinies_de_la_peaucfrederic_veilleux_1_0
Photo : Frédéric Veilleux
18.05.2023

Les limites infinies de la peau. Idéation et chorégraphie Caroline Laurin-Beaucage. Interprètes Léonie Bélanger, Simon Renaud. Musique Jean Gaudreau. Collaboratrice à la création Ginelle Chagnon. Direction technique et régie Samuel Thériault. Repétitrice Sara Hanley. Regard extérieur Catherine Duchesneau. Lumières Sonoyo Nishikawa. Costumes Dave St-Pierre. Réalisation de la scénographie GAUFAB. Vidéo Robin Pineda Gould. Coproduction Agora de la danse. Production déléguée Lorganisme. Présenté par l’Agora de la danse à l’Espace Wilder, du 10 au 14 mai 2023.

///

Même si elles ne sont pas toutes bénéfiques, les couvertures protègent nos corps, nos lieux privés, nos espaces sensoriels et nos habitats nocturnes. Face aux intempéries, sur nos maisons, autour des livres, sur la terre printanière ou face aux situations de danger, tout abri est défini par des contours, des bords, qui incarnent la frontière entre l’extérieur et l’intérieur.

Dans Les limites infinies de la peau, Caroline Laurin-Beaucage propose d’étirer l’enveloppe sensible à l’infini. Elle imagine un duo dans lequel un homme et une femme sont chacun·e emprisonné·es dans une cage de verre. Enveloppé·es dans une seconde peau – un justaucorps couleur chair, sculptant et moulant leur corps, du dégagé du cou jusqu’en haut des chevilles – il et elle nous attendent comme au musée : leur nudité pudique est exposée dans une vitrine fermée sur quatre côtés.

Il y a ainsi deux corps clairs au centre de l’aire scénique, devant le public qui se fait face ; la salle est obscure. Nos yeux ne quitteront pas ces beautés, qui ne sont pas en celluloïd : il et elle bougent imperceptiblement, comme des plantes cherchant le ciel, tournant sur soi avec subtilité. La lumière fait miroiter ces statues vivantes aux paupières mi-closes, rêvant sur leur socle à ce qui leur parvient, sans limites, par leurs cinq sens.

limites_infinies_de_la_peaucfrederic_veilleux_3
Photo : Frédéric Veilleux

Ridules et ornières

« La peau est la source, le lieu et le modèle du plaisir », écrivait le psychanalyste Didier Anzieu, auteur de la fameuse notion du « Moi-peau » : de ce lieu corporel vient le symbole de la perméabilité, allant des sensations à la pensée. La peau est ainsi une interface qui nous garantit de ne pas être des fantômes, ni des écorchés de la vie.

La douceur de la double peau satinée, où joue la lumière, attire l’œil stupéfié du public sur l’enveloppe sécurisante de ces êtres immatériels. Campé·es dans leur cage de verre, à mi-corps, ils et elles ont l’air de personnages androïdes, de mannequins articulés et dotés d’intelligence artificielle : ils et elles émergent des limbes. Peut-être voit-on là des automates à vendre, presque emballé·es, prêt·es à être emporté·es ?

L’imagination les transpose d’une hypermodernité à une époque sans âge. Si, par leur apparence lisse, ces androïdes se tiennent aux portes du futur, il et elle brisent les repères du temps et des arts. Elle, Léonie Bélanger, tête rasée, fait vivre sa performance du côté des arts visuels, avec le don expressif des extasiées. Lui, Simon Renaud, aurait plu à un peintre de la Renaissance, avec ses expressions troublantes d’un Christ à la Mantegna : mi impassible mi résigné, son air mélancolique et sa mystique profane portent les marques anciennes de la préscience de la mort.

En effet, ces habitacles de verre font présager le plus détestable enfermement.  L’interdit, tentant par-delà le hublot, n’est-il pas de contraindre la liberté de mouvement et d’entraver le désir en imposant l’autarcie ? Dès le début de la pièce, on aperçoit un système veineux d’encre noire (signé Dave St-Pierre) sillonnant la peau des interprètes. Sous le caoutchouc, il dessine une écriture d’une zébrure inquiétante. Ces peaux superposées contiennent la douleur du réveil.

Dramaturgie d’angoisse et de libération

La première partie évoque ces vers de Rilke : « Fenêtre, (…) échantillon d’une liberté compromise / par la présence du sort ;/ prise par laquelle parmi nous s’égalise / le grand trop du dehors. » Les personnages confinés explorent leur cage vitrée. Peu à peu, l’excitation les gagne. Il et elle s’enhardissent à agrandir leur lieu de vie, en caressant l’air hors de leur tombeau de verre.

limites_infinies_de_la_peaucfrederic_veilleux_2
Photo : Frédéric Veilleux

Dans un second temps, il et elle naissent à l’intérieur de ce corps vitré, de plus en plus matriciel. Car l’eau monte par le fond de la cage, et, de ce ventre, il et elle vont vouloir s‘extirper à force de gesticulations. La métaphore sociale est également claire. Il y a du jeu dans ces flaques envahissantes, puis la colère gronde, monte des vagues tourmentées ; une dépense acharnée anime ces prisons. La chambre intérieure ne peut contenir le noyau dur humain. Finalement, ces êtres en révolte dans leur prison ascétique ne parviennent ni à se rejoindre ni à se regarder. Dans leur phylactère, il et elle prennent le bouillon. La cabine devient un cagibi d’eau montante, au creux duquel le corps descend. La noyade est certaine. Le mouvement dansé, avec ses grandes éclaboussures, ne leur permet pas de s’extirper de leur prison cubique.

Femmes pour la vie

Le monde a permis que ces êtres découvrent sa beauté et, en les y jetant de plain-pied, les a fait régresser dans l’immersion et le repli. J’aime penser qu’une telle œuvre de femmes – Caroline Laurin-Beaucage et Ginelle Chagnon, assistées de collaborateurs et collaboratrices de qualité – est portée par la pensée rêvante, impossible à enclore dans notre ère de liberté sous surveillance. Dans la transparence se vit la colère, quand on est empêché·es de toucher la grâce à laquelle les sensations ont goûté.

L’organe psychique pris dans ce bocal restera-t-il un corps mort dans le formol d’un laboratoire? Une ambivalence demeure : que va-t-il advenir de cette chair qui danse, intacte et inviolée? Ce qui s’est livré, dans cette tentative avortée de déconfinement, montre à la fois ce qui est renvoyé dans le corps maternel abyssal et ce en quoi l’enfance a de l’avenir.

limites_infinies_de_la_peaucfrederic_veilleux
Photo : Frédéric Veilleux

Articles connexes

Voir plus d’articles