Au circuit des âmes nordiques

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02.10.2018

Homo Sapienne, texte : Niviaq Korneliussen (La Peuplade, 2017) ; adaptation et mise en lecture : Eric Jean ; distribution : Sophie Desmarais, Soleil Launière, Etienne Lou, Jade-Mariuka Robitaille et Émilie Gilbert ; lumière : Cédric Delorme-Bouchard ; musique et environnement sonore : Simon Gauthier. Une production du FIL 2018, présentée en accord avec La Peuplade à la Cinquième salle de la Place des Arts (Montréal) le 29 septembre 2018.

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La 24e édition du Festival International de Littérature (FIL) de Montréal se terminait dimanche dernier. Pendant plus de dix jours consécutifs, des soirées littéraires, activités, cabarets et spectacles se déroulaient un peu partout à Montréal. Samedi soir était présenté, d’après une adaptation du texte Homo Sapienne de Niviaq Korneliussen, une mise en lecture par Éric Jean.

Jouissant d’un succès considérable, et ce dans de nombreux pays, ce premier roman de la jeune auteure, publié dans sa version française aux éditions de La Peuplade, a su toucher par l’honnêteté dont ses pages sont traversées. L’histoire met en scène des personnages imparfaits, mais qui nous semblent presque familiers tellement leur singularité est rendue manifeste par l’écriture. Korneliussen offre un accès au monde groenlandais en racontant la vie de cinq jeunes personnages différents de ce que la littérature nordique traditionnelle nous proposait jusqu’alors ; des jeunes queers criblés de troubles identitaires, cherchant à tâtons des moyens de les exprimer, de les vivre. L’auteure dessine les contours des figures multiples d’une jeunesse en crise.

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Eric Jean, qui avait si bellement adapté pour la scène le roman Testament de Vickie Gendreau en 2014, n’est pas passé à côté de cette œuvre qui présente, tout comme le roman de Gendreau, une jeunesse en train d’éclater ; des personnages décomplexés, des problèmes manifestes, des expériences ponctuées d’excès, où le sublime et le grotesque dansent ensemble dans la nuit encore verte et pourtant traversée de lumières.

Cité par le FIL, le metteur en scène explique son intérêt pour le texte : « avant même qu[e les acteurs] ouvrent la bouche, on sent quelque chose. C’est une mise en lecture présentée comme un spectacle. » Dans une entrevue donnée à l’émission Les Herbes Folles, il décrit Homo Sapienne comme un objet hybride dès le départ en raison de sa forme singulière, puisque le texte est aussi fait de citations et de captures d’écran de messagerie texte. Ces stratégies rendent les échanges entre les personnages encore plus vifs et réalistes et donne à entendre le caractère particulier de la voix de chacun. Ce sont elles qui lui ont donné l’envie de les appréhender, ces personnages. Pour y arriver, Eric Jean a dû prendre certaines décisions vis-à-vis du texte, afin de montrer les traits fondamentaux des personnages de Niviaq Korneliussen et de nous amener à comprendre la façon dont ils évoluent au fil de leur parcours.

Le remaniement du roman pour la scène a été effectué avec l’aide des mains habiles de la poète Marie-Andrée Gill (La Peuplade) et pointe l’attention vers les évènements les plus marquants du livre. Si on y perd forcément en subtilité, la mise en lecture révèle toutefois très lucidement les traits particuliers des personnages. On sent que chaque interprète se coule à même la langue et la trajectoire de celui ou celle qui est incarné. Homo Sapienne est en effet un roman choral qui laisse entendre des voix finement composées et l’on retrouve cette finesse dans l’expression des comédiens qui portent le texte. Sophie Desmarais, qui interprète le rôle de Ivik, une jeune femme lesbienne ayant du mal à vivre sa sexualité qui finit par réaliser au fil de l’histoire qu’elle est au fond un homme, expliquait la semaine dernière, à l’émission On dira ce qu’on voudra, que tout est déjà détaillé dans le texte, que même la ponctuation est différente pour chacun des cinq personnages.

Puisque le spectacle ne se présentait pas tout à fait comme une pièce de théâtre, ni comme une simple mise en lecture, Éric Jean a donc implanté un décor somme toute minimaliste. L’éclairage, signé par Cédric Delorme-Bouchard, contribuait à découper les répliques et ainsi constituer une aire scénique très cohérente, qui était aussi efficacement conceptualisée par l’utilisation de la fausse d’orchestre. Les espaces alors concrétisés servaient le mouvement. Au milieu de la scène trônait un grand canapé, où étaient presque toujours installés nonchalamment quelques-uns des personnages en attente de s’exprimer. À l’avant-scène, une longue plateforme traversait la scène de cour à jardin. Les acteurs se déplaçaient de façon étudiée, mais naturelle.

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Si les personnages se distinguaient magnifiquement sur les planches, autant physiquement que par la langue, il demeure qu’ à un moment  le rythme s’alourdit, et que l’histoire perd de sa portée. Il faut dire que les longs monologues qui constituent une grande partie du texte, la façon dont l’auteure mélange les langues, l’espèce de franglais qui en résulte dans la traduction et qui est, par ailleurs, très à la mode sur les scènes de poésie montréalaises (et dont on est légèrement excédés en général, parce que ce franglais finit par sonner comme une sorte d’effet de mode, sinon de cliché) sont peut-être ce qui posait à mon oreille une grande partie du problème. Ils engourdissaient légèrement la représentation, sans trop l’entraver. Cette lourdeur est toutefois partiellement évitée grâce à la musique, partie importante de la mise en scène.

La conception sonore et les arrangements musicaux étaient confiés à Simon Gauthier, qui jouait sur scène des percussions très intenses. La chanteuse Anachnid joignait une voix somptueuse et particulièrement intéressante à l’histoire. Les duos chantés avec l’interprète Soleil Launière se mariaient parfaitement à l’intensité du propos et appuyaient d’une façon toute personnelle les enjeux internes de chacun des personnages, parfois même les amenant encore plus loin que le jeu des comédiens eux-mêmes, et offraient aux bons moments un agréable répit entre les longues lectures.

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N’étant pas aussi imprégnés du texte que s’ils l’avaient appris pour une pièce, l’ayant en main, le lisant à vue, il est bien attendu que l’on ressente, de notre siège, moins l’interprétation de certains acteurs (en particulier Étienne Lou, le seul homme qui, par son personnage aussi, détonnait un peu, mais dansait très bien) et on ne leur en voudra pas outre mesure de pas brûler autant d’émotion qu’on l’aurait espéré. Il faut garder en tête qu’il s’agit d’une mise en lecture, ce qui est un défi puisqu’à certains moments, on aurait envie de plonger dans l’histoire. Le travail de Jade Mariuka Robitaille et d’Émilie Gilbert est à cet égard à souligner, puisqu’elles réussissent durant de longues minutes à nous entraîner jusque dans les tréfonds du récit qu’elles racontent. On apprécie particulièrement la retenue traversée d’une étrange force dont fait preuve Sophie Desmarais, qui incarne un personnage particulièrement complexe. Finement orchestré, l’ensemble de ces voix émeut et nous transporte. Reste toutefois le diffus sentiment d’une curiosité inassouvie. Peut-être que cette fureur et cette terrible énergie demande à être montrée en entier, à être mise en scène pour le théâtre, ou encore au cinéma. Parce qu’on la sent, on la touche presque, et on voudrait y goûter, surtout lorsqu’on a lu le livre et qu’on en a été transpercé.

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